Afrique XXI – En cette matinée d’août, au port de pêche d’Abidjan, le commerce bat son plein. Les charrettes en bois claudiquent, et les camions manœuvrent difficilement pour éviter la foule. Au centre des affaires, le poisson, la première source de protéines animales consommées par les Ivoiriens.
Une grande halle à l’équipement rudimentaire voit débarquer chaque jour des spécimens locaux encore frais, vendus en gros et au détail. À proximité de l’édifice, une myriade de chambres froides entoure les mareyeurs. On échange ici des cartons desquels se dégage une fumée blanche, celle de la congélation qui rencontre l‘air chaud. Grâce à ce conditionnement standardisé, les volumes de poisson sont décuplés. Chacune des palettes contient cinquante cartons de 10 kg. Mises bout à bout, les informations sur ces boîtes marrons esquissent une carte du monde : provenance Afrique, Asie et Amérique du Sud pour la plupart.
La demande nationale de poisson est sept fois plus importante que ce que le pays est capable de produire. D’après le ministère des Ressources animales et halieutiques, les besoins annuels des Ivoiriens frôlent les 700 000 tonnes de poisson lorsque l’ensemble de la filière nationale peine à atteindre les 100 000 tonnes. Selon la Banque centrale des États d’Afrique de l’Ouest (BCEAO), la Côte d’Ivoire achète chaque année pour 675 millions d’euros de poisson sur les marchés internationaux.
La Côte d’Ivoire connaît ce déficit entre besoins et capacités de production sur d’autres segments de son économie. La faible structuration de nombreuses filières est en fait le résultat du pari agricole ivoirien à l’œuvre depuis l’indépendance. Le pays se fonde sur des monocultures souvent qualifiées de rente, à l’image du cacao, dont il est le leader mondial et qui contribue à hauteur d’environ 15 % de son PIB.
Productions et exportations européennes
À ces chiffres s’ajoutent pourtant un paradoxe : le secteur de la pêche locale emploie plusieurs centaines de milliers de personnes, et la Côte d’Ivoire est le deuxième exportateur mondial de thon, derrière le Japon. Comment expliquer alors que l’économie ivoirienne de la pêche n’a représenté que 0,5 % du PIB en 2023 ?
D’abord, 72 % du secteur est dominé par des activités artisanales, selon le ministère ivoirien de l’Économie. Cette pêche est principalement produite par des équipages ghanéens implantés tout le long du littoral de Côte d’Ivoire et qui sillonnent sans relâche les eaux de la sous-région. Très majoritairement débarqué puis vendu en Côte d’Ivoire, le fruit de leur travail permet de répondre à la demande côtière. Il s’exporte en revanche plus rarement dans des localités éloignées et dans les pays voisins.
Quant aux fameux thoniers qui pratiquent légalement une pêche industrielle, ils sont en fait européens. Depuis 2008, l’Union européenne jouit d’un accord reconductible tous les six ans qui permet à une trentaine de navires battant pavillons espagnol ou français d’opérer dans les eaux ivoiriennes et de débarquer dans ses ports.
La redevance dont s’acquitte Bruxelles auprès de la Côte d’Ivoire avoisine le million d’euros par an sur la période 2018-2024, comme indiqué par la commission mixte de gestion dudit accord. L’autre contrepartie est l’implantation locale de conserveries européennes générant plusieurs dizaines de milliers d’emplois. Ces structures bénéficient par ailleurs d’une zone franche les exonérant de taxes ivoiriennes jusqu’à l’exportation. En bout de chaîne, le précieux poisson désormais transformé reprend le large vers d’autres coins du globe.
Le « poulet aquatique » à toutes les sauces
Dans les maquis abidjanais, le poisson le plus consommé est de loin le tilapia, une carpe d’eau douce devenue l’espèce la plus vendue dans le monde. En 2019, l’une des rares études sur le sujet – menée conjointement par le Centre de recherches océanologiques et l’Institut national polytechnique Félix-Houphouët-Boigny de Yamoussoukro – arrivait aux résultats suivants : dans la région d’Abidjan, près de 75 % des détaillants sur les marchés vendaient du tilapia de Chine et plus de 70 % des maquis en cuisinaient. Ce Cichlidae qui inonde aujourd’hui de nombreux pays d’Afrique repose sur un modèle de pisciculture intensive offrant un stock sans égal.
Son surnom de « poulet aquatique », il le doit à l’incroyable emballement suscité par ses attributs. Il faut dire que le Tilapia du Nil – Oreochromis niloticus, de son nom scientifique – a des atouts de taille dans un contexte mondialisé où la consommation de poisson augmente plus vite encore que la démographie1.
Peu d’arêtes, croissance rapide, forte résistance aux maladies, nourriture économique à base de céréales… C’est précisément pour ces raisons que l’espèce déjà élevée dans l’Égypte antique s’est exportée massivement durant la seconde moitié du XXe siècle. Mais cette industrie a véritablement explosé à la fin des années 1970 dans les provinces côtières du Sud de la Chine. Quarante ans plus tard, un poisson sur deux consommé dans le monde est issu de fermes aquacoles. Pékin couvre à lui seul 60 % de l’ensemble de cette production.
Au port de pêche d’Abidjan, il suffit d’un léger coup d’œil pour repérer les cartons à l’effigie du tilapia. À 18 000 F CFA (27 euros) les 10 kg, le produit écrase la concurrence locale. « Toutes les carpes qu’on mange sont élevées en Chine », confie Mario San, un négociant basé au port. « La dernière carpe ivoirienne que j’ai mangée, c’était au village, il y a deux ans », se souvient-il.
Hadrien Degiorgi est un journaliste et photographe français basé en Côte d’Ivoire
Source : Afrique XXI
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