Slate – L’autre jour, je vais chez Monsieur Bricolage. Oui, au risque de décevoir certains, un écrivain ne vit pas seulement d’amour et de livres, de coke et de bière, parfois, dans sa triste vie, il lui faut redescendre de son Olympe et acheter une poubelle, un abat-jour, un tournevis, du papier toilette… Et donc comme n’importe quel clampin, il se rend parfois chez Monsieur Bricolage acheter de quoi satisfaire ses besoins essentiels. Ce jour-là, l’achat d’un tabouret pour grimper tout seul aux rideaux.
J’en trouve un qui me convient, je paye, je prends le chemin du retour, je suis très satisfait de moi. Je sens que j’ai franchi une étape décisive dans ma vie. Un tabouret, voilà de quoi changer d’une manière radicale mon existence! Je m’imagine déjà prenant pied dessus afin de fixer les tringles du rideau quand soudain, du fond de ma conscience, je ressens comme un vide, une affreuse absence: mon téléphone, où est mon téléphone?! Il n’est pas dans ma poche comme il devrait l’être, comme il l’est toujours. Je renverse le contenu de mon sac à dos sur le trottoir. Rien. Je tâte mon pantalon, ma chemise, je regarde sous mon chapeau, au revers du tabouret. Que dalle.
À cet instant, j’entre officiellement en panique. D’ailleurs, je suis à deux doigts de perdre les eaux. Dans un éclair de lucidité, je retourne chez Monsieur Bricolage; d’une voix chevrotante, j’interroge la caissière, l’hôtesse à l’accueil, le responsable de rayon, évidemment ces bons à rien n’ont rien vu, rien entendu, tout juste s’ils ont jamais vu un téléphone de leur vie. Quand je ressors du magasin, j’ai le regard vitreux de celui qui vient de voir la mort en face. Mon cœur ne bat plus, il tambourine comme un fou dans son asile. L’angoisse me submerge de partout. De mon front glissent des gouttes de sueur grosses comme des boules de pétanque. Ce n’est pas une attaque de panique, c’est pire, un effondrement complet de ma personnalité.
Je ne comprends pas bien ce qui m’arrive. J’ai l’impression de voir ma vie basculer. Comment pourrais-je survivre à la perte de mon téléphone portable? Il est toute ma vie, le seul objet qui me relie au monde. Si je le perds, je perds tout. Les photos de mon chat, mon application pour trouver le métro le plus proche, mon accès à mes comptes bancaires, les listes de mes musiques préférées, les manières de contacter l’essentiel de mes relations qui composent ma vie (deux personnes), mon moyen de connaître la météo du jour, mes pas effectués dans la journée, le résultat de la troisième à Longchamp, la quintessence même de mon existence.
Je me rends parfaitement compte du ridicule de la situation, de cet attachement déraisonné à ce qui au bout du compte n’est qu’un téléphone, aussi intelligent soit-il; au pire, je peux le remplacer mais ces pensées ne pèsent rien face à cette angoisse d’en être dépossédé. À part perdre ma boîte de Valium qui, elle, grâce à dieu, se trouve toujours au fond de ma poche, je ne vois pas ce qui pourrait m’arriver de pire.
J’ai encore le vague espoir de l’avoir laissé à la maison mais cette supposition se heurte à un principe de réalité qui veut que comme toute personne vivant à mon époque, je ne sors jamais sans mon téléphone. Je peux sortir sans mes clefs. Je peux avoir oublié de transférer mon portefeuille d’un blouson à l’autre et me retrouver ainsi sans argent au moment de régler un achat. Si je suis bien en forme, je peux même m’aventurer dans les rues en peignoir de bain, mon dentifrice dans une main, du savon dans l’autre, mais quitter l’appartement sans mon téléphone, non, cela, en aucune occasion, je ne saurais me le permettre.
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