– Il était une fois dans la banlieue de Colombia, en Caroline du Sud, un musicien en herbe qui rêvait de devenir maestro. Dans sa chambre, le petit Robert s’imagine perché sur son podium, la baguette virevolte dans les airs dans une imitation de son idole, Leonard Bernstein. A l’instar de (feu) son concitoyen et compositeur virtuose à qui l’on doit West Side Story, il étudie le piano classique. Adolescent, il s’exerce à battre la mesure dans les groupes de musique de son collège et de son lycée. Sa carrière de chef d’orchestre n’ira, hélas, pas plus loin.
Robert Bowman est passé de la fosse à des profondeurs silencieuses, celles des bassins de natation. Au fond, un univers pas aussi éloigné de sa passion première qu’il n’y paraît. « La natation et la musique s’appuient toutes deux sur la science, théorise auprès du Monde l’entraîneur – encore pianiste à ses heures perdues – de Léon Marchand, la star de la natation française. Dans la musique, tout tourne autour des vibrations, des fréquences, du rythme. Et la natation se base sur des systèmes énergétiques, la biomécanique et beaucoup de paramètres objectifs, qui, quand vous les interprétez en y ajoutant votre touche personnelle, peuvent composer un magnifique morceau de musique. »
Depuis dimanche 28 juillet, les spectateurs de Paris La Défense Arena assistent à un récital du nageur de 22 ans. Après son premier sacre olympique sur 400 m quatre nages, il a triplé la mise mercredi sur le 200 m papillon et le 200 m brasse.
A 59 ans, Bowman ne découvre pas le sommet de l’Olympe et le cortège médiatique qui l’accompagne. Il a depuis longtemps conquis l’un – intronisé à l’International Swimming Hall of Fame (le panthéon mondial de la natation) – et apprivoisé l’autre. Entre 2004 et 2016, il a conduit au firmament l’Américain Michael Phelps, son plus célèbre élève : vingt-huit médailles olympiques, dont vingt-trois en or. Avoir façonné le sportif le plus titré et le plus médaillé de l’histoire des Jeux, cela vous pose un CV.
« Quelqu’un de très rigoureux »
Pourtant, Arizona State University – où Bowman a posé ses claquettes en 2015 – n’était pas le premier choix de Marchand au moment de tenter l’American dream. La prestigieuse Berkeley, en Californie, figurait tout en haut de sa liste. « Quand il faisait ses choix d’universités, il m’a dit : “Tonton, t’en penses quoi ?”, raconte Christophe Marchand. Je lui ai répondu : “Tu veux être champion olympique ou être meilleur à l’école ?” Bowman, y’a pas mieux comme entraîneur de 4 nages. » Le jeune homme a suivi le conseil de son oncle, ancien nageur olympique. Va pour Bowman, mais pas question de mettre sur la touche Nicolas Castel, l’éducateur aux Dauphins du TOEC, son club toulousain, devenu au fil de l’eau un guide indispensable.
Deux hommes pour le même poulain, a fortiori un crack, l’attelage n’est pas banal dans le milieu concurrentiel de la natation. Depuis août 2021, aucun nuage, pourtant, à l’horizon. « Léon nous fait confiance, Bob me fait confiance et je fais confiance à Bob », résume cet homme avenant de 44 ans. Quand Bowman chaperonnait Phelps, le jeune entraîneur qu’était Castel « le badait ». Comprendre : l’admirait, dans son patois toulousain. Aujourd’hui, ils traitent d’égal à égal. « Il est très accessible et beaucoup dans le partage, ses séances [d’entraînement] sont simples et pragmatiques, il va directement à l’essentiel. C’est quelqu’un de très rigoureux. »
Certains esprits brocardeurs le soupçonnent même d’avoir un chronomètre greffé dans le cerveau… au point de déteindre sur ses champions. Triple champion olympique en 1984 à Los Angeles avant de devenir « la » voix de la natation outre-Atlantique, Rowdy Gaines en veut pour preuve une scène pendant les JO de Pékin, en 2008 : « Phelps était assis au bord du bassin d’échauffement, Bob vient le voir et lui demande pourquoi il n’est pas dans l’eau. “Il me reste encore une minute et trente secondes”, lui répond Michael. Il savait où il devait être à chaque minute », rapporte celui qui commente ses neuvièmes Jeux olympiques pour la chaîne NBC.
Dans le « Cube d’eau » pékinois, Phelps fait le « grand huit » en décrochant un titre de plus que son compatriote Mark Spitz, en 1972 à Munich. Malgré les poumons en feu, les jambes qui flageolent, le corps doit soutenir la répétition d’efforts. « Un sport dans le sport, image le Néerlandais Jacco Verhaeren, directeur des équipes de France de natation et ancien mentor de Pieter Van den Hoogenband. Et Bob, avec sa discipline, ses protocoles d’échauffement et de récupération, est le meilleur pour y parvenir. »
L’intéressé assume cette facette psychorigide. « Je m’épanouis dans la routine », affirme Bowman, diplômé en psychologie. Ce qu’il aime par-dessus tout dans son métier, c’est « se lever tôt et avoir le même emploi du temps tous les jours ». Son réveil sonne à 4 h 30, il débarque à la piscine à 5 h 45 et démarre la séance à 7 heures tapantes. La première fois que le jeune Phelps fait sa connaissance, à 11 ans, le futur champion a failli tourner les talons : « Je me suis dit : “Jamais je ne m’entraînerai avec ce mec.” Il semblait quasi possédé », raconte-t-il dans la préface du livre où Bowman dissèque sa méthode, The Golden Rules (Piatkus, 2016, non traduit).
« Je n’avais encore rien accompli, je voulais à tout prix faire mes preuves. Mais depuis que j’y suis parvenu, c’est davantage une passion. Grâce à Michael, je n’ai plus besoin de faire [ce métier] pour l’argent », se justifie Bowman. D’après le site spécialisé Swimswam, il aurait tout de même négocié un salaire minimum de 400 000 dollars (370 000 euros) par an en s’engageant, en avril, avec l’université du Texas, où l’a suivi Marchand.
Avec les années, il s’est adouci
Très vite, Phelps voit en lui un père de substitution après le départ du sien du foyer familial. Avec ce gamin hyperactif, Bowman est exigeant, souvent strict, parfois impitoyable. « J’ai probablement poussé Michael trop loin, parfois », admet le technicien, se défendant de se comporter ainsi avec Marchand. Un jour, lors d’une compétition à Melbourne, irrité à la vue des affaires de Phelps éparpillées au sol, il écrase ses lunettes, histoire de lui faire la leçon. Le nageur sort de l’eau désemparé :
« Je ne sais pas ce qu’il s’est passé, mes lunettes se sont remplies d’eau.
– Ah oui, vraiment ? Et qu’as-tu fait ?
– Eh bien, j’ai essayé de m’adapter. »
« Ça s’est révélé plutôt positif », insiste Bowman à l’évocation de cette anecdote. Une autre fois, lors d’un meeting à New York, il remarque que son élève a oublié d’enfiler ses lunettes. Quand Phelps s’en rend compte sur le plot, il est trop tard… ce qui ne l’empêche pas de gagner sa course. La « fusée du Maryland » a dû attendre sa huitième médaille d’or olympique pour récolter un « bon travail ! » de celui qui se définit lui-même comme un « nageur moyen ». Le tandem a survécu à tout. Bowman a vu son protégé se détruire, sombrer dans l’alcoolisme, mais il a toujours été là. Aujourd’hui, les enfants de Phelps l’appellent affectueusement « grandpa ».
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