
Le Devoir – Cette année encore, les résultats au Test de certification en français écrit pour l’enseignement (TECFEE) déçoivent. Des voix s’élèvent pour remanier ce test, vu comme désuet ou trop difficile. S’ensuivent les éternelles récriminations contre ce qui est perçu comme un nivellement vers le bas. Or, ni les résultats ni les demandes de changement ne sont une nouveauté.
Il ne faudrait pas croire que les élèves de jadis écrivaient sans faute. Le spécialiste de l’orthographe André Chervel relate des discussions musclées tenues au XIXe siècle autour du niveau de l’orthographe en France. En 1879, à l’examen pour obtenir le brevet élémentaire menant à la profession d’instituteur, 91 % des élèves échouent en raison de la dictée.
Le directeur de l’instruction primaire, Ferdinand Buisson, veut mettre un frein à ce qu’il nomme le « fétichisme de l’orthographe ». « Quelle culture l’école primaire a-t-elle dû renoncer à donner pour pouvoir continuer à enseigner les doubles consonnes, les accords du participe et les pluriels des noms composés ? » se demande-t-il. Il change les exigences : plutôt que de rejeter les copies qui comportaient plus de trois fautes (!), on donne une note d’« appréciation générale ».
L’opinion publique s’enflamme : « Jamais les examens du brevet n’ont donné un résultat plus décevant. Les écoles publiques et libres se peuplent tous les jours d’instituteurs et d’institutrices inférieurs à leurs fonctions », lit-on dans La Revue pédagogique de juin 1884.
Que nous démontre cette incursion dans le passé ? D’abord, qu’il n’y a jamais eu d’époque où tous les francophones maîtrisaient l’orthographe. N’ayons donc pas la nostalgie d’une époque qui n’a jamais existé. Ensuite, que les querelles autour de l’orthographe ne datent pas d’hier.
L’historienne de la langue Mireille Huchon nous raconte celle opposant les partisans d’une orthographe respectant davantage le principe alphabétique, joliment appelée l’orthographe « miroir de la parole », et les partisans de l’orthographe dite savante, c’est-à-dire avec des liens — réels ou supposés — avec le latin. Le 8 mai 1673, l’Académie française tranche en faveur de l’orthographe savante « qui distingue les gens de Lettres d’avec les Ignorants et les simples femmes ». Si l’on n’oserait plus formuler la chose ainsi, cette vision élitiste ne me semble pas complètement disparue.
L’histoire nous montre enfin que les problèmes scolaires liés à l’orthographe sont récurrents. Et que la complexité de l’orthographe française n’est pas sans conséquences sociales. Dans leur éclairant ouvrage Qui a peur de la réforme ?, Georges Legros et Marie-Louise-Moreau comparent les compétences en lecture et en écriture d’élèves dans plusieurs pays européens. Les francophones se classent toujours en queue de peloton. Les élèves finnois et grecs obtiennent 98 % en lecture après une année de scolarisation. Les élèves espagnols, italiens et allemands : 95 %.
Les élèves francophones ? 34 %. Avec parfois le triple du temps d’enseignement que les autres langues. Or, ce temps consacré à l’orthographe est volé à des aspects fondamentaux : compréhension de lecture, rédaction, argumentation, vocabulaire, etc. Qui plus est, l’orthographe suivra l’élève qui la maîtrise mal dans d’autres disciplines. Cela cause de la démotivation et pourrait avoir des conséquences sur le décrochage scolaire.
Les chiffres sur l’analphabétisme au Québec, où l’enseignement est pourtant obligatoire jusqu’à 16 ans, sont affolants : selon la Fondation pour l’alphabétisation, 19 % des Québécois sont analphabètes et 34,3 % éprouvent de grandes difficultés de lecture. Comment expliquer que des taux d’alphabétisation de pays moins fortunés soient significativement plus élevés, si l’on en croit les données de la Banque mondiale ? C’est notamment le cas dans les pays hispanophones, malgré des PIB parfois très bas. Bolivie, Équateur, Pérou : 94 %.
L’histoire de la langue espagnole est similaire en plusieurs points à celle du français : ce sont deux langues issues du latin, qui ont connu un morcellement dialectal à la chute de Rome, suivi d’une période de grande variation, et qui ont aujourd’hui une vaste répartition géographique. La différence majeure ? L’espagnol procède régulièrement à des changements orthographiques.
Oui, les francophones font des fautes d’orthographe. Or, les élèves francophones ne sont pas moins intelligents que ceux parlant une autre langue, et le corps enseignant n’est pas moins dévoué ici qu’ailleurs. On néglige le facteur principal de ce problème : l’orthographe française elle-même.
Ne perdons pas de vue que la langue ne se résume pas à l’orthographe. Si un élève affirme être « mauvais en français », il y a fort à parier qu’il s’agit d’orthographe. Les données colligées par le ministère de l’Éducation du Québec révèlent d’ailleurs que l’orthographe est l’aspect le moins maîtrisé de la langue : au terme de leurs études secondaires, les élèves obtiennent en moyenne plus de 80 % pour ce qui est de la syntaxe et de la ponctuation, plus de 90 % pour le vocabulaire, la clarté, l’argumentation, mais seulement 55 % en orthographe.
Mireille Elchacar
L’autrice est lexicologue et professeure à l’Université TELUQ.
Source : Le Devoir (Québec)
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