Mauritanie – Bios Diallo et Abdoul Ali War : « La Saigne » et « J’ai égaré mon nom »

D’AilleursCes temps incertains d’entre-deux-tours des législatives françaises n’ont pas été sans influence sur le choix pour cette chronique de deux recueils écrits par des poètes mauritaniens. C’est aux sympathiques éditions Le Manteau & la Lyre, dirigées par le non moins sympathique poète Nimrod, qu’ont paru les deux ouvrages. Petites éditions (épaulées par Obsidiane), mais travail impeccable sur l’objet : les couvertures sont sobres, avec des rabats, le papier épais, la composition soignée. Quant au contenu, il n’est pas en reste.

 

Quel cri, notamment, que celui de La Saigne ! Bios Diallo y sonde les maux de l’Afrique dans de plutôt brèves piques poétiques numérotées, en vers libres, avec un style aussi onirique que terre-à-terre quand il le faut. « Migrer, braver les terres de souillure » : bien sûr, se taille la part du lion l’émigration de tous les dangers, où « La mer houleuse n’est pas ta mère / Les dents de l’océan, mauvaise scie de ta généalogie ».

Devant le spectacle d’un périple périlleux, « le monde vous observe et frétille d’impatience / à entendre vos voix de crémation ». Forteresse Europe, te voilà… Et le poète de décrire les brimades subies si, par chance, l’émigré parvient à destination. La nostalgie aussi, parce que, au fond, partir n’est pas oublier. Mais se trouve-t-on mieux après avoir migré ? « ici / là-bas / ailleurs / ils nous poursuivent / nous privent du souffle / de nos identités » : on s’interroge sur le répit qui sera un jour possible — ou pas —, pour tout un continent et celles et ceux qui y vivent.

Si La Saigne est un cri décliné sur une petite cinquantaine de pages, celui-ci ne se nourrit pas que de malheur. Certes, Tombouctou a été envahie par les djihadistes en 2013, mais cet épisode tragique inspire à l’auteur une très belle ode à la ville, qui laisse pointer une indéniable note d’optimisme (retrouvez le texte dans l’extrait audio ci-dessous). Malgré l’adversité, l’Afrique saura se remettre de ses blessures un jour, Bios Diallo en est certain. Parole de poète : « j’ai foi en ma langue / qui saigne ». Nous aussi.

Ode toujours pour le second recueil, puisque Abdoul Ali War fait précéder J’ai égaré mon nom d’une « Ode aux pères ». « Bardé de rêves hétéroclites dissimulés sous son ample caftan d’orgueil », le père est le déclencheur d’un texte aux forts accents lyriques, qui convoque la mémoire et fait craindre l’approche de la propre mort du narrateur : « Sous quelle brillante et intangible lueur / Et sur quel livre de comptes, pauvre pécheur / Inscrira-t-on mes torts ? / Finir noyé dans le grand bain / Ou brûlé dans le grand four ? » Tiens, voilà donc l’alternative entre émigrer et rester qui revient, leitmotiv qui surgit dans les deux ouvrages.

« J’ai égaré mon nom dans ce carrefour bruyant / De naufragés sur le qui-vive / Victimes des bombes incendiaires de soudards / Sourds aux cris de ceux qu’on napalme » : commence alors J’ai égaré mon nom, un autre cri — combien ces deux recueils ont-ils en commun ! — qui, lui, déploie en longs vers un ample poème-fleuve où la mort en Méditerranée (« Coûte que coûte fouler le caillou Lampedusa »), l’exil, le racisme à l’arrivée trouvent leur place. Parsemé de douleur, de doute, le texte n’oublie pas la solidarité ténue : « À vous qui m’avez souri ouvert la porte / Puis arrangé pour quelques nuits une couche / Où dormir et rêver à quelque chimère // Sans avoir été enfant de votre souche / Je vous offre tout mon être ».

Dans un subtil mélange de mots, comme l’utilisation du concept de « souche » nous le montre ici, Abdoul Ali War poétise le chemin semé d’obstacles de qui veut partir d’Afrique vers une vie espérée meilleure, sans pathos, avec humanité. Tant lui que Bios Diallo parviennent, dans deux styles différents mais parfaitement maîtrisés, à émouvoir et à faire réfléchir. En ces temps troublés, certaines lectures poétiques permettent de remettre les pendules à l’heure.

 

Bios Diallo, La Saigne, Le Manteau & la Lyre, ISBN 978-2-38146-005-5

 

Abdoul Ali War, J’ai égaré mon nom, précédé d’Ode aux pères, Le Manteau & la Lyre, ISBN 978-2-916447-96-4

Source : D’Ailleurs – Le 05 juillet 2024
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