Roland Dumas, ancien ministre et ancien président du Conseil constitutionnel, est mort

Fils de résistant et compagnon de longue date de François Mitterrand, qui le nomma au Quai d’Orsay puis à la présidence du Conseil constitutionnel, cet avocat aussi flamboyant que controversé avait dû quitter le devant de la scène en 2000, à cause de son implication dans l’affaire Elf.

Le Monde – Roland Dumas était un séducteur, aimant jusqu’à l’impudence les manœuvres, les femmes et l’argent. Il était aussi d’une intelligence subtile et d’un entregent irrésistible, habile à se tirer des mauvais pas où ses intrigues l’entraînaient.

Lorsqu’en 1995 François Mitterrand le nomma à la présidence du Conseil constitutionnel, deux mois avant de quitter l’Elysée, il fut accueilli dans cette haute institution avec des murmures de réprobation : « Il lui manque une case, celle de la morale… », s’insurgeaient les gardiens de la Constitution. L’ancien ministre des affaires étrangères ne fit rien pour les démentir. Moins de cinq ans plus tard, il fut contraint à la démission, pris dans le scandale de l’affaire Elf au milieu d’affairistes de droite et de gauche et de courtisanes de haut vol.

Cet amateur de bel canto continua cependant de paraître dans les soirées de première à l’opéra, sa Légion d’honneur faisant une goutte sanglante sur le revers de son habit. Ces dernières années, avant que la mort le saisisse à l’âge de 101 ans, comme l’a appris Le Monde, confirmant une information du Figaro, mercredi 3 juillet, il se félicitait volontiers d’avoir traversé l’existence comme on glisse sur une montagne russe. Avec des très hauts et des très bas. « Le contraire d’une vie ordinaire », disait-il en recevant chez lui, au cœur de l’île Saint-Louis, à Paris, dans l’immeuble où avait vécu la sculptrice Camille Claudel et où il collectionnait tableaux, gravures et livres anciens, sa robe d’avocat pendue dans l’entrée.

Il tâte d’abord du journalisme

 

Roland Dumas, né le 23 août 1922 à Limoges, devait sans doute cet esprit d’aventure à la tragédie qui avait marqué sa jeunesse. Son père, Georges Dumas, un fonctionnaire des finances entré tôt dans la Résistance, est fusillé en mars 1944 par les Allemands. Roland Dumas participe lui aussi à la Résistance. Pas aussi glorieusement qu’il l’affirmera, mais en prenant des risques. En mai 1942, projetant d’organiser avec des camarades étudiants le boycott d’un concert de l’orchestre philharmonique de Berlin, il est arrêté par la police française et interné au fort Barraux, près de Grenoble. Il parvient à s’en évader rapidement, et garde de ces années-là le goût des sensations fortes où la vie se joue sur un coup de dés.

Après la guerre, le voilà qui se lance dans des études de droit, puis à l’Institut des langues orientales et à la London School of Economics, grâce à une bourse de deux ans réservée aux enfants de résistants. Installé à Paris, il tâte d’abord du journalisme, à l’Agence économique et financière puis au service étranger de L’Information, ancêtre du Nouveau Journal et de La Tribune. Il opte finalement, en 1950, pour le barreau. Parce que, dira-t-il, cela « correspondait le mieux à ma formation, à mon caractère, à mes ambitions et à mes dons ».

Ses débuts comme avocat sont retentissants. Séduisant, beau parleur, il est aussi un défenseur engagé. Dès 1956, l’année où il installe son cabinet sur l’île Saint-Louis, il obtient ainsi l’acquittement de Georges Guingouin, l’ancien « préfet du maquis » de la Haute-Vienne, de la Corrèze et de la Creuse, que la justice française tient pour responsable de crimes commis par des résistants incontrôlés.

Il obtient pareillement l’acquittement de Jean Mons, secrétaire général de la défense nationale, dans l’affaire dite des « fuites » de secrets militaires dont aurait bénéficié le Parti communiste français en pleine guerre d’Indochine. C’est là un moment-clé de la vie de Roland Dumas, qui relie le passé au futur. Jean Mons était un ami de son père. Il a veillé sur le fils à sa mort et l’a aidé matériellement. Le dossier est d’abord politique, et il s’agit d’éclabousser à la fois Mons, Pierre Mendès France et François Mitterrand, respectivement président du Conseil et ministre de l’intérieur en 1954, qui doivent se défendre d’avoir couvert ces fameuses « fuites ». Jean Mons est acquitté en 1956. Et Dumas fait la connaissance de Mitterrand.

Dumas ne s’en tient pas à la seule politique. Ami des arts et des lettres, il contribue à régler les successions des peintres Giorgio De Chirico, Georges Braque et Juan Gris

 

« Après ces deux affaires, j’étais lancé », reconnaîtra plus tard Roland Dumas. De fait, l’avocat plaide bien d’autres causes politiques : l’affaire du « réseau Jeanson », ces Français qui soutiennent le FLN algérien ; l’affaire Ben Barka, l’opposant marocain enlevé en plein Paris ; celle de la Garantie foncière, un scandale financier où sont impliqués des élus gaullistes ; l’affaire Markovitch, un assassinat sur fond de soirées échangistes auxquelles la rumeur parisienne mêle honteusement Claude Pompidou, l’épouse de l’ancien premier ministre ; l’affaire de l’assassinat du prince Jean de Broglie, ancien ministre de De Gaulle, proche de Valéry Giscard d’Estaing… Dans les prétoires et à la ville, l’avocat du Canard enchaîné qu’est devenu Roland Dumas ne rate pas une occasion de discréditer le pouvoir de droite.

Désinvolture et roublardise

 

Dumas ne s’en tient pas, cependant, à la seule politique. Ami des arts et des lettres, il contribue à régler les successions des peintres Giorgio de Chirico, Georges Braque et Juan Gris. Et aussi celle du psychanalyste Jacques Lacan, qu’il a défendu contre d’anciens disciples après la dissolution de l’Ecole freudienne de Paris. Il sera le dernier avocat de Picasso, presque un ami, et veillera sur les intérêts de Jacqueline Roque, la veuve de l’artiste, à la mort de celui-ci. Il y gagnera quelques toiles de maître et parfois une mauvaise réputation. Exécuteur testamentaire d’Annette Giacometti, l’épouse du sculpteur, il sera ainsi condamné en 2007, aux côtés du commissaire-priseur Jacques Tajan, pour « complicité d’abus de confiance ». C’est à Roland Dumas aussi que fait appel l’écrivain Jean Genet peu de temps avant sa mort, survenue en 1986, confiant à l’avocat trois mallettes de manuscrits inédits que celui-ci a longtemps gardés pour lui. Il ne s’en séparera qu’en 2019, au profit de l’Institut Mémoires de l’édition contemporaine, l’IMEC.

Au milieu des années 1950, cependant, Roland Dumas est entré en politique, dans le sillage de François Mitterrand, comme député de la Haute-Vienne (1956), le département de Limoges, où une avenue porte le nom de Georges Dumas. Député par intermittence pendant trois décennies, Roland Dumas est aussi un député nomade, successivement élu de son département natal (1956-1958), de la Corrèze (1967-1968) et de la Dordogne (1981-1983 puis 1986-1988).

 

 

Il n’est pas encore un intime de François Mitterrand, mais, comme ce dernier, il a refusé l’investiture de De Gaulle en 1958. A l’instar de Mitterrand, Roland Dumas le paie d’une longue éclipse politique, avant de s’accommoder, pragmatique, des institutions de la VRépublique, dont il sera plus tard un ministre. Franc-maçon, plus radical-socialiste que socialiste, le député n’est pas un idéologue. La gauche est sa famille naturelle, de naissance et de fidélité. Mais, élu de la Fédération de la gauche démocrate et socialiste, ce petit parti créé sous l’impulsion de François Mitterrand, il prendra bien garde ensuite à toujours rester en marge des instances du PS, où sa désinvolture et sa roublardise le desservent.

Cela ne l’empêche pas, bien sûr, de participer à l’ascension de la gauche vers le pouvoir. Après que François Mitterrand a remporté la présidentielle, le 10 mai 1981, lorsque la gauche remonte à pied jusqu’au Panthéon, Roland Dumas figure au premier rang, seul à porter un costume crème et les cheveux dans le cou, bien visible parmi les fidèles. Ce grand amateur de chant lyrique – qu’il pratique régulièrement – a fait venir pour l’occasion le ténor Placido Domingo afin qu’il chante La Marseillaise, accompagné de l’Orchestre de Paris dirigé par Daniel Barenboim.

L’interlocuteur de Kadhafi et Arafat

 

Le nouveau président lui confie de discrètes missions. Essentiellement à l’étranger, auprès des pays arabes. Comme journaliste dans les années 1950, il a interviewé Mohammad Mossadegh, l’éphémère premier ministre nationaliste de l’Iran, et aussi le général Naguib, le chef de file des militaires qui, en Egypte, ont renversé le roi Farouk.

Dumas ne porte pas dans son cœur Israël, dont il a dénoncé, en 1974, « l’esprit théocratique des institutions ». Mélange de conviction et d’intérêt bien compris, son opinion sur l’Etat hébreu le sert dans le monde arabe, où il passe pour un intermédiaire efficace et discret, fin plaideur et polyglotte. Dès 1983, le président de la République l’envoie en émissaire auprès du colonel Kadhafi afin de dissuader la Libye d’envahir le Tchad, ce qui obligerait la France à intervenir. Dumas y conservera de si bonnes relations qu’il sera plus tard l’avocat de la Libye dans plusieurs affaires portant sur des chantiers de construction. Il devient aussi l’interlocuteur zélé de Yasser Arafat, avant que le chef de l’Organisation de libération de la Palestine soit considéré comme fréquentable.

 

« La vie, c’est la vie », répond-il un jour qu’on l’interroge, de retour de Téhéran, sur les violations des droits de l’homme en Iran

Avec ses manières désinvoltes et son goût des intrigues, Roland Dumas se taille vite une réputation que François Mitterrand lui-même résume dans une formule qui fera florès : « J’ai deux avocats : Badinter pour le droit et Dumas pour le tordu. » Il n’empêche, le chef de l’Etat le nomme en décembre 1983 ministre des affaires européennes, fonction qu’il cumule avec celle de porte-parole du gouvernement en 1984. En décembre, il est ministre des relations extérieures, et signe en 1986 l’Acte unique européen, qui ouvre la voie au marché unique. De Pékin à Téhéran, le ministre normalise les relations diplomatiques, sans états d’âme quant aux victimes que font chez eux les régimes avec lesquels il traite. « La vie, c’est la vie », répond-il un jour qu’on l’interroge, de retour de Téhéran, sur les violations des droits de l’homme en Iran.

Alors que la victoire de la droite aux législatives, en 1986, le renvoie dans l’opposition, son élection à la présidence de la commission des affaires étrangères de l’Assemblée nationale suscite un petit scandale politique : la gauche étant minoritaire, il doit sa victoire aux voix du Front national et à un député anonyme de la majorité RPR-UDF, et bat ainsi le centriste Bernard Stasi, farouche adversaire de l’extrême droite.

Après la réélection de François Mitterrand, en 1988, le nouveau premier ministre Michel Rocard tente de s’opposer à la volonté présidentielle de nommer à nouveau son ami au Quai d’Orsay : « Pensez-vous qu’il soit très nécessaire de prendre comme ministre des affaires étrangères un personnage certes talentueux mais aussi discuté que Roland Dumas ? », commence Rocard, bientôt interrompu par un impérieux : « Vous n’y songez pas ! Ce sera Dumas. »

Le ministre partage alors avec Mitterrand la même vision de l’Europe. Ils tiennent les divisions issues de la seconde guerre mondiale pour quasi immuables ou ne pouvant évoluer qu’en vertu d’un processus très lent et contrôlé. Quand le Mur s’ouvre, après des mois d’effervescence à l’Est, les deux hommes croient encore pouvoir freiner le cours des événements. C’est Roland Dumas qui organise, début décembre 1989, la rencontre à Kiev entre Mikhaïl Gorbatchev et François Mitterrand, ce dernier imaginant à tort trouver le président russe dans la même disposition d’esprit que lui. Le ministre n’empêche pas non plus que la visite effectuée quelques jours plus tard par Mitterrand à Berlin-Est prenne l’apparence calamiteuse d’un soutien de la France au régime moribond de la RDA.

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Source : Le Monde

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