Mohamed Bouabdallah, diplomate : « Je vis comme une grande souffrance le fait que la loyauté des binationaux puisse être ainsi questionnée »

Diplomate de carrière et binational, Mohamed Bouabdallah déroge, dans une tribune au « Monde », au devoir de réserve des hauts fonctionnaires pour dénoncer les risques d’une arrivée au pouvoir du Rassemblement national.

Le Monde  – Le devoir de neutralité et de loyauté est au cœur de l’éthique du fonctionnaire. Il sert l’Etat, il ne sert pas tel ou tel parti politique. Dans l’exercice de ses fonctions, il propose librement et il applique loyalement. Le corollaire en est le devoir de réserve : un fonctionnaire, a fortiori lorsqu’il appartient aux cadres dirigeants de l’Etat, n’a pas à s’impliquer de manière publique dans le débat politique. Pour autant, il reste un citoyen. Il ne peut pas s’abstraire de la politique lorsque le destin de la nation est en jeu, faire « comme si » et appliquer les ordres, quels qu’ils soient, sans sourciller. Il sert la République, et pas seulement l’Etat.

Beaucoup d’entre nous s’interrogent donc sur la conduite à tenir en cas d’arrivée du Rassemblement national (RN) au gouvernement. Ne faudrait-il pas résister de l’intérieur ? Faire le dos rond pendant trois ans et voir venir ? Et, après tout, ce serait une cohabitation : le président de la République ne ferait-il pas « bouclier » ? En somme, comme l’écrit Pierre Bayard dans cet essai si utile en nos temps troublés, publié aux Editions de Minuit, « aurais-je été résistant ou bourreau ? »

Pour ceux qui en doutaient encore, les déclarations de Jordan Bardella, pour qui les « postes sensibles » seraient interdits aux binationaux, confirment ce que l’on savait déjà : le RN s’inscrit dans la droite ligne du régime raciste de Vichy, cet « Etat dit “français” » que le général de Gaulle, l’honneur de la France, déclara nul et non avenu.

Freiner des carrières

En 2024, ce ne sont plus les juifs (leur tour viendra), mais les Arabes et les musulmans. Car il va de soi que tous les binationaux ne se valent pas. Pour faire bonne mesure – l’extrême droite au XXIe siècle montre patte blanche comme le loup à l’entrée de la bergerie –, il suffira de rattacher cette interdiction à un vague risque terroriste, et le tour sera joué : les lois d’exception votées au cours des quinze dernières années nous y ont préparés.

Ce sera sans doute une version très XXIe siècle : pas par une loi ou un décret, qui pourraient être censurés, mais par le biais, hors contrôle du juge, des habilitations au secret et des nominations à la discrétion du gouvernement. Il est tellement simple pour un pouvoir organisé et méthodique de freiner des carrières, d’écarter des gêneurs et de cultiver le soupçon : « Votre cousin est imam ? C’est embêtant. »

Nous sommes des milliers de binationaux – voire beaucoup plus, car, contrairement à ce que pense le RN, nous ne sommes pas organisés dans une « communauté » façon cinquième colonne qui passerait son temps à se compter – à occuper des postes de premier plan dans l’appareil d’Etat, y compris sur des postes dits « sensibles », que ce soit au Quai d’Orsay, aux armées, dans la police et la gendarmerie ou dans les services de renseignement.

Aucune réaction collective

Je prendrai mon seul exemple : diplomate de carrière, j’ai été pendant cinq ans en charge du Conseil de sécurité des Nations unies, avec pour mission de préparer et signer chaque jour les instructions de vote à notre ambassadeur à New York ; j’ai participé aux négociations sur le nucléaire iranien en 2015 ; j’ai été nommé ambassadeur au Burkina Faso dans un contexte difficile pour nos intérêts de sécurité (mais la junte n’a pas voulu me donner l’agrément, car mon profil les privait d’un bon argument sur la « France coloniale » – sombre ironie), et j’occupe aujourd’hui les fonctions de conseiller culturel aux Etats-Unis (poste très stratégique pour ceux qui prennent la culture et l’éducation au sérieux).

Je vis comme une grande souffrance le fait que notre loyauté puisse être ainsi questionnée. Et je vis tout aussi mal, si ce n’est plus, qu’il n’y ait pas de réaction collective face au retour de l’ignoble et qu’on en soit à se demander si le programme du RN est économiquement viable ou pas. Peu importe la liberté, du moment qu’il y a la richesse.

A ce moment de l’histoire de notre nation, je ne peux m’empêcher de penser à Marc Bloch et à L’Etrange Défaite : ce mélange de peur, de démission collective et de consciences engourdies parmi les élites du pays qui préférèrent Hitler au Front populaire et choisirent de collaborer plutôt que de résister.

Que faire ? Quitte à subir les foudres de mon administration, j’ai décidé de sortir de mon devoir de réserve : nous devons empêcher l’arrivée du RN au pouvoir, y compris en votant pour le Nouveau Front populaire. Et, si un tel malheur doit arriver, je ne les laisserai pas me prendre. Je démissionnerai. Entre bourreau et résistant, j’ai choisi.

 

 

 

Mohamed Bouabdallah est diplomate

 

 

 

Source : Le Monde 

 

 

 

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