Comment Israël cible les journalistes à Gaza : « Le gilet presse nous met désormais en danger »

Le Monde  EnquêteLes bombardements israéliens sur Gaza ont causé la mort de 108 journalistes depuis le 7 octobre. Une enquête menée par la plate-forme Forbidden Stories et douze médias internationaux, dont « Le Monde », suggère qu’une partie de ces frappes était délibérée.

La petite colline de Tal Al-Zaatar, dans l’est du camp de Jabaliya, où a été bâtie la mosquée Al-Bashir, aujourd’hui détruite, est bien connue des quelques journalistes palestiniens présents dans la région. C’est l’un des rares endroits, dans le nord de la bande de Gaza assiégée, qui offre une couverture réseau suffisante pour envoyer des images vers l’extérieur ou réaliser des directs.

 

Lors des funérailles de Hamza Al-Dahdouh, un journaliste de la chaîne de télévision Al-Jazira, qui a été tué lors d’une frappe aérienne israélienne, à Rafah, dans la bande de Gaza, le 7 janvier 2024.

 

Le 22 janvier vers 14 heures, les journalistes Emad Ghaboun, Mahmoud Sabbah, Mahmoud Shalha et Anas Al-Sharif sont eux-mêmes à la recherche d’un signal Internet pour envoyer leurs derniers reportages quand survient une frappe. L’endroit est à découvert, presque désert.

Reporter pour Al-Jazira, Anas Al-Sharif, vêtu d’un gilet presse bleu, légèrement blessé au dos, s’élance dans le nuage de fumée. Sur les décombres maculés de sang, gît le corps d’un civil, tué sur le coup alors qu’il téléphonait à sa famille établie à l’étranger. Trois hommes sont blessés. Prostrés et ensanglantés. Ils pleurent et appellent à l’aide. Leurs cris de détresse et de douleur sont couverts par le bourdonnement d’un drone, tout proche. Le plus sérieusement atteint, Emad Ghaboun, est évacué vers l’hôpital d’Al-Awda dans la nacelle d’un bulldozer, les rues du quartier détruites et recouvertes des décombres d’immeubles empêchent la circulation des véhicules légers. « J’étais en direct sur Al-Jazira juste avant l’attaque, témoigne Anas Al-Sharif. Le missile a frappé en plein sur l’endroit où se trouvait notre groupe. Il est clair que nous avons été attaqués parce que nous sommes journalistes. Je portais un gilet presse. »

Pendant quatre mois, un réseau de treize médias d’investigation, dont Le Monde, coordonné par Forbidden Stories, a enquêté sur les attaques dont ont été victimes les journalistes palestiniens à Gaza depuis le raid meurtrier du Hamas sur le sol israélien, le 7 octobre 2023 : cent huit d’entre eux – parmi 37 000 victimes palestiniennes – ont été tués, selon les estimations préliminaires du Comité pour la protection des journalistes, établi aux Etats-Unis.

Notre enquête démontre qu’au moins dix-huit journalistes gazaouis ont été ciblés par des frappes de drones : six ont été tués et douze ont été blessés. Les experts que les médias participant à cette enquête collaborative ont sondés s’accordent à dire que les drones en service dans l’armée israélienne disposent des capacités technologiques permettant d’identifier de manière extrêmement précise leur cible, de l’atteindre de manière chirurgicale et d’annuler une frappe en temps réel dans l’hypothèse où des civils seraient localisés à proximité de la cible. Dès lors, comment expliquer que tant de journalistes, identifiables comme tels pour une partie d’entre eux, aient été victimes de ces tirs ?

« Empêcher de transmettre des images »

Emad Ghabboun, blessé pendant l’attaque du 22 janvier, est convaincu d’avoir été ciblé délibérément. « Il s’agissait d’un missile tiré par un drone qui nous a directement visés. J’étais en train d’envoyer des images pour Al-Jazira. Nous faisions un reportage sur la famine dans le nord de la bande de Gaza. Leur objectif est de nous empêcher de transmettre ces images au monde », accuse-t-il. L’analyse de la vidéo de la frappe corrobore l’hypothèse d’une attaque menée par un de ces engins pilotés à distance.

Photographie de l’évacuation du journaliste palestinien d’Al-Jazira, Emad Ghaboun, postée par son confrère Anas Al-Sharif, sur son compte Instagram, le 22 janvier 2024.

 

« Le bourdonnement caractéristique que l’on entend est sans aucun doute celui d’un drone. Je n’oublierai jamais ce son. Il s’agit plus précisément d’un engin à hélice, volant à basse altitude et se déplaçant lentement », affirme Brandon Bryant, ancien sergent-chef de l’armée de l’air américaine et ex-opérateur de drone MQ-9 Predator. Son diagnostic est recoupé par un chercheur allemand spécialisé dans les drones, qui s’exprime sous le couvert de l’anonymat. Pour Brandon Bryant, « les effets de l’explosion suggèrent l’utilisation d’un missile à faible impact, que les drones transportent habituellement ».« S’ils avaient largué des bombes avec un F-16, ils auraient anéanti ces gens. Il n’y aurait aucun survivant. Je suis convaincu qu’il s’agit d’une attaque de drone », conclut-il.

 

L’ONG de défense des droits de l’homme Euro-Med Human Rights Monitor avait dénoncé dans un rapport publié en février des frappes de l’armée israélienne contre des civils cherchant à se connecter au réseau téléphonique, souvent dans des endroits situés en hauteur, l’Etat hébreu bloquant régulièrement les communications à Gaza. Parmi les cinq cas étudiés, elle cite l’attaque contre les journalistes à Tal Al-Zaatar.

« Les drones opèrent dans un écosystème de renseignement très performant, qui fait que les forces israéliennes ont une connaissance très précise de l’identité des gens qu’elles ciblent, explique Khalil Dewan, avocat et chercheur spécialisé en drones à la School of Oriental and African Studies de Londres. L’usage de téléphones portables, de cartes SIM, l’utilisation de certains réseaux sociaux avec des paramètres de localisation et la diffusion de contenus en direct permettent aux Israéliens de cartographier leurs cibles. »

Caméras « capables de discerner des détails »

 

Si Israël dément catégoriquement s’en prendre à la presse intentionnellement, des experts s’interrogent sur les règles d’engagement et le comportement de ses soldats, qui ne peuvent pas ne pas voir qu’ils ciblent des journalistes quand ces derniers portent un gilet bleu siglé « Press ».

L’ancien opérateur de drones Brandon Bryant se souvient de la qualité des images recueillies par le MQ-1 B Predator (un engin aujourd’hui retiré du service dans l’armée américaine). Dès le début des années 2010, « nous étions capables de discerner des détails sur des vêtements, se rappelle-t-il. Je dirais que la définition des caméras [embarquées] s’est améliorée depuis. » « La précision peut consister à éviter de risquer la vie de civils ou, inversement, de les prendre pour cible. Une frappe précise garantit la destruction de la cible que vous cherchez à atteindre », résume James Rogers, expert en drones à l’université Cornell (Etat de New York).

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Madjid Zerrouky avec Mariana Abreu, Aïda Delpuech et Eloïse Layan [Forbidden Stories]

 

 

 

 

Source : Le Monde  (Le 25 juin 2024)

 

 

 

 

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