
Info Migrants – Un projet pilote mené à Madrid en Espagne vient en aide aux migrantes africaines du troisième âge, des femmes particulièrement isolées et vulnérables. Car aux difficultés auxquelles se heurtent tous les déracinés s’ajoutent pour ces femmes âgées celles de la perte d’autonomie et de la dégradation de leurs capacités physiques et/ou intellectuelles.
L’eau bout pour le thé. Une musique enjouée passe en fond sonore. Sur une paroi vitrée, une sagesse de l’écrivain ivoirien Hampâté Bâ : « Quand une vieille personne meurt, un baobab tombe ». Les rires fusent et les échanges se font dans un mélange de français, anglais et espagnol. Dans un local associatif partagé à Madrid, une douzaine de femmes façonnent des carnets en wax à vendre lors de la fête de fin d’année. Les gestes sont sûrs mais ralentis. Ces dames prennent leur temps. À leur âge, plus rien ne presse.
« Nous sommes perçues comme des poids morts »
Elles ont entre 59 et 71 ans et viennent de Guinée équatoriale, Cameroun, Mali, Côte d’Ivoire, RD Congo, entre autres. À des âges où l’on aspire plutôt à être chez soi, elles sont exilées en Espagne. Leurs raisons varient : les unes sont venues retrouver enfants et petits-enfants, les autres pour des soins médicaux, les dernières pour trouver refuge en Europe. Certaines sont là depuis 20 ans, d’autres depuis un mois; elles sont réfugiées, résidentes ou sans-papiers. Mais toutes partagent le même sentiment : vieillir en exil, c’est être invisible parmi les invisibles.
« Notre vieillesse est dure : nous sommes isolées, avec des problèmes de papier. La société ne nous reconnaît pas, ne nous voit pas, comme si on n’existait pas. Nous sommes perçues comme des poids morts », déplore Antonina, de Guinée équatoriale. Installée en Espagne depuis 23 ans, elle a travaillé comme employée de maison non déclarée et n’a obtenu ses papiers qu’au bout de 15 ans. « Je n’ai pas suffisamment cotisé pour avoir une retraite digne, je ne peux toujours pas me reposer. »
À 71 ans, Antonina est la doyenne de Casa Bibi, « maison des grands-mères » en swahili. Ce projet pilote en Espagne a été initié en octobre 2022 par Karibu, association madrilène de soutien aux migrants africains, dans le but d’apporter « des réponses appropriées aux défis (…) les plus importants de notre époque : le vieillissement et les mouvements migratoires ».
34,3 millions de migrants seniors dans le monde
Selon les dernières estimations des Nations unies, les migrants de plus de 65 ans représentaient 34,3 millions de personnes dans le monde, soit 12,2 % des migrants internationaux en 2020. Parmi eux, la proportion de femmes est plus élevée, ces dernières vivant plus longtemps que les hommes, comme dans la société générale. Mais elles sont particulièrement vulnérables.
En plus des problèmes d’adaptation culturo-linguistiques, des difficultés à obtenir des papiers et du racisme qui touchent tous les migrants, s’ajoutent la difficulté de trouver un emploi, la perte d’autonomie et la dégradation des capacités physiques et/ou intellectuelles. L’apprentissage des langues notamment est plus difficile : « Les mécanismes d’apprentissage sont rouillés. Et beaucoup n’osent pas parler, par peur de se tromper », constate Maria-José Guadalupe, professeure d’espagnol bénévole à Casa Bibi.
« Femmes, africaines, âgées : elles cumulent les facteurs de discrimination », analyse Belén Espiniella, anthropologue et coordinatrice du projet. « Elles ont perdu la place qu’elles avaient dans leur pays où les personnes âgées sont des figures respectées ; elles ont aussi perdu leurs réseaux de soutien et sont perçues ici comme inutiles car elles ne peuvent pas travailler. Elles sont dans des limbes. »
Combattre les stéréotypes
Avec des cours d’espagnol, d’informatique, de yoga, Casa Bibi encourage l’autonomisation, la socialisation et donc le maintien physique et mental. Le projet est un rempart contre l’isolement pouvant accélérer la fragilité psychologique, voire réveiller des traumatismes liés à l’exil.
« Ça m’enlève le stress de venir ici. Avant je restais à la maison avec mes soucis », confie Marie-Claire, Camerounaise de 65 ans. « Si tu restes chez toi, tu vieillis plus vite! », renchérit Monika, une imposante Nigériane de 64 ans. Elle vient tous les jours à la Casa Bibi retrouver ses « sœurs » et fuir son appartement, trop vide depuis le départ de ses enfants et petits-enfants. « On vient à la Casa Bibi pour apprendre mais aussi transmettre : les personnes âgées ne sont pas inutiles ! », ajoute-t-elle, collant sa wax sur la couverture d’un recueil collectif où chacune a raconté un conte de son pays.
Les « Bibi » sont combatives et refusent de se laisser enfermer dans les stéréotypes. « Est-ce que les jeunes travaillent mieux que moi ? Ils ont la paresse ! Moi j’ai travaillé toute ma vie et j’ai encore la force », assène fièrement Mireille*, 59 ans, arrivée de Kinshasa pour pourvoir aux besoins de sa famille restée en RD Congo. Tout juste arrivée à Madrid, elle a trouvé à la Casa bibi un réseau de solidarité.
« En Afrique, on respecte les vieilles personnes »
« Nous sommes comme une famille », assure Oumou, Malienne de 65 ans. L’instabilité politique et économique au Mali l’ont poussée à quitter son pays. Arrivée à Madrid en 2021, elle a d’abord été accueillie par un couple de Maliens puis s’est retrouvée à la rue après la mort de l’un et le retour de l’autre. Hébergée depuis dans un centre d’accueil, elle a appris l’espagnol et s’est engagée dans des projets de sensibilisation contre les mutilations génitales ou de lutte contre l’isolement des personnes âgées.
« En Afrique, on traite bien les vieilles personnes, on les respecte, on prend soin d’elles », explique-t-elle. « Ici, on laisse les vieux seuls dans des maisons. Même s’ils ont de la famille, personne ne vient les voir ». Elle se rend régulièrement dans un Ehpad « juste pour causer » avec les résidents.
Mais les palabres du pays lui manquent. Oumo aimerait finir ses jours chez elle, comme Augustine, Milagrosa, Antonina et toutes les autres. « Je voudrais mourir chez moi, sur l’île d’Annobon (Guinée équatoriale). Là bas, ils ne vont pas me brûler pour me mettre dans une boîte. On célèbrera ma vie et on m’enterrera dans la joie, auprès des miens », confie Antonina. Pieuse, elle reste confiante : « Dieu ne va pas m’emporter sans accomplir mes désirs ». Et ils sont simples : pouvoir finir sa vie dans la dignité, chez elle ou en exil.
*Le prénom a été modifié et les noms de famille non précisés à la demande des personnes concernées.
Source : Info Migrants (France)
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