Esclavage et racisme arabo-musulmans, entre histoire et préjugés

Dans les mondes musulmans, l’histoire de l’esclavagisme et du racisme anti-noir qui l’a longtemps accompagné est méconnue. Elle revient pourtant de plein fouet avec les campagnes racistes que connaissent les pays du Maghreb, à l’instar de la Tunisie. Traçant les pistes historiques et contemporaines de l’asservissement, M’hamed Oualdi souligne dans un essai inédit la diversité des situations des esclaves dans cette région, et les ambiguïtés de l’Occident sur ce sujet.

Orient XXI – Historien de la période moderne, M’hamed Oualdi aborde dans ce livre la délicate question de l’esclavage dans les mondes musulmans. L’ouvrage est intéressant à plus d’un titre : il montre à la fois comment les sociétés musulmanes ont dominé et utilisé les esclaves, comment ces sociétés ont été et demeurent travaillées par les hiérarchies produites par l’esclavage, mais aussi combien nous sommes encore tributaires des clichés de l’Européen libérateur et du musulman esclavagiste.

Articulé autour de quatre axes, le livre traite des origines des esclaves et des routes empruntées. Il porte aussi sur le rôle des esclaves dans les mondes musulmans (leur fonction domestique, leur charge dans les armées et dans les gouvernements, leur place dans l’économie rurale). Dans un troisième temps, l’auteur s’intéresse aux abolitions et aux luttes contre l’esclavage au cours du XIXe siècle. Enfin le dernier chapitre est relatif à ce que M’Hamed Oualdi désigne par « ce qui hante et survit encore aujourd’hui dans nos sociétés et rend douloureux ce long passé d’esclavage » dans ces mondes musulmans.

Poids du silence et phénomène de racialisation

 

La question de l’esclavage est-elle taboue pour les musulmans ? L’auteur commence son propos en réinterrogeant la question du silence sur le sujet, tout en précisant que ce silence n’est pas total, puisqu’il existe une quantité importante de romans qui portent sur cette thématique, essentiellement en arabe. Il explique que derrière cette « gêne », traduite par une censure de la part de ceux qui écrivent sur l’esclavage, se cache des séquelles et de nombreux « traumas » que les sociétés de cette zone peinent à affronter. Pour certains, la difficulté réside dans la reconnaissance des pratiques d’esclavage dans les demeures de leurs ancêtres, tandis que pour d’autres il est difficile d’admettre que leurs ancêtres ont été esclaves.

Mais la difficulté tient surtout à voir, à travers l’esclavage, la question du racisme anti-noir dirigé contre des citoyens noirs du monde arabe, ou contre les migrants qui viennent d’autres régions du continent africain et transitent par la Méditerranée pour aller en Europe.

M’hamed Oualdi écrit qu’il y a pourtant un « lien fort, évident et crucial entre l’histoire longue de l’esclavage et la profondeur historique du racisme anti-noir ». En effet, les termes racistes utilisés pour humilier et marginaliser des hommes et des femmes noirs sont directement issus du vocabulaire de l’esclavage. Par racisme, il entend

une idéologie, une structure et un processus par lesquels des inégalités inhérentes à des structures sociales plus larges sont expliquées de manière déterministe, par des facteurs biologiques et culturels attribués à ceux qui sont perçus d’une « race » ou d’une « ethnie » différente.

Mais alors, comment penser les phénomènes de racialisation dans les mondes musulmans qui furent eux aussi à l’origine de processus de domination d’esclaves, de violences contre des femmes et des hommes soumis, mais selon d’autres formes d’exploitation et d’autres discours de légitimation de cette domination ?

Différents types d’esclavage

Trois types d’esclavage sont considérés : l’esclavage domestique, le militaire et administratif, et le rural. L’esclavage militaire et administratif est composé d’hommes et de femmes venus des steppes asiatiques du Caucase et de la rive nord de la Méditerranée. Ils sont convertis à l’islam, éduqués, et parfois promus aux plus hautes charges au sein du gouvernement et des armées, ce qui peut les conduire à commander des populations d’hommes et de femmes libres, comme le sultanat mamelouk en Égypte par exemple.

L’esclavage rural, lui, est décrit comme très différent de l’esclavage de plantation, même s’il a pu se transformer en esclavage de plantation au XIXe siècle.

Tous ces esclaves qui coexistaient étaient racialisés. Leurs maîtres aussi, comme d’autres membres de ces sociétés établissant des distinctions importantes en fonction des origines géographiques, entre les Habashis (Abyssins), les Qurjis (Géorgiens), les Jinwis (Génois) etc. La distinction se faisait aussi en fonction des couleurs de peau, plus ou moins foncées.

Toutefois, malgré ces traits communs dans ces mondes musulmans — une aire d’un seul tenant, et un cadre juridique et normatif commun s’agissant de l’esclavage — l’auteur précise qu’il serait erroné de parler de « traites orientales » ou « islamiques , » dans la mesure où les pratiques sont très différentes selon les régions considérées. Il précise que le cadre juridique qui régit les trafics d’humains et l’exploitation des esclaves n’est pas né d’une seule matrice (Coran et Sunna). Il faut aussi prendre en compte d’autres sources méditerranéennes antiques (grecques, romaines, hébraïques), et considérer également des coutumes préislamiques comme dans la péninsule arabique, par exemple.

Enfin, en Méditerranée, et surtout à partir du XVIe siècle, les puissances musulmanes (sultanat du Maroc, différentes provinces ottomanes, puissances chrétiennes de la péninsule ibérique) se sont affrontées sur mer par le biais des corsaires. Ils capturaient et faisaient des prisonniers de guerre, comme le célèbre écrivain espagnol Miguel de Cervantès, qui fut captif à Alger de 1575 à 1580. Ces captifs, qu’ils aient été chrétiens ou musulmans, pouvaient passer le restant de leurs jours sous le statut d’esclave s’ils ne disposaient d’aucun moyen financier pour obtenir leur libération, et si leur pays d’origine n’avait pas signé de traité diplomatique avec le pays qui les avait faits captifs.

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Khadija Mohsen-Finan

Politologue, enseignante (université de Paris 1) et chercheuse associée au laboratoire Sirice (Identités, relations internationales

 

 

 

 

Source : Orient XXI – (Le 23 mai 2024

 

 

 

 

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