En soixante ans, on est passé de Bob Dylan à Taylor Swift, c’est dire si on est mal barré !

Les deux chanteurs ont débordé leur époque pour en devenir leur oracle. Sauf que l'Amérique a bien changé entre les années 1960 et aujourd'hui.

Slate  – D’emblée, avec un titre pareil, cela sent le papier de vieux con. Voire même de très vieux con, si ce n’est de très vieux très con. Il n’empêche, par son aura, sa popularité ou son influence, Taylor Swift pourrait souffrir d’être comparée à Bob Dylan. Évidemment, les styles musicaux sont différents, les époques aussi, mais dans cette manière que les deux chanteurs ont d’endosser les rêves et les aspirations de la jeunesse de leur temps, leurs trajectoires peuvent être mises en parallèle.

Bob Dylan a incarné les années 1960 comme Taylor Swift incarne les années d’aujourd’hui. Même effervescence, même omniprésence, même capacité à fédérer autour de leur personnage des foules considérables voire monstrueuses. Bob Dylan parlait à l’Amérique comme Taylor Swift parle à l’Amérique d’aujourd’hui. Avec cette même ferveur qui finit par déborder le simple cadre musical pour devenir un phénomène de société, l’objet de toutes les curiosités.

Chaque conférence de presse de Bob Dylan était scrutée à la loupe comme chaque publication de Taylor Swift sur les réseaux sociaux l’est désormais. Bob Dylan a été le porte-parole, l’oracle d’une jeunesse américaine qui prenait conscience que leur pays était loin de correspondre à l’image que l’on s’en faisait. Taylor Swift parle et incarne une Amérique qui a renoncé à tout exercice intellectuel si ce n’est de s’indigner (à juste titre) des violences commises envers les minorités.

Bob Dylan était un génie littéraire. Taylor Swift est une femme d’affaires incomparablement douée pour faire fructifier sa marque et, à travers ce glissement, cet éboulement même, on voit bien comment en l’espace d’un demi-siècle, nous sommes passés d’une société qui parvenait encore à réfléchir par elle-même à une sorte de marchandisation tous azimuts où la forme a définitivement pris le pas sur le fond.

C’est vrai en musique comme au cinéma. Songez que lorsque Manhattan de Woody Allen est sorti en 1979, il est resté trois semaines en tête du box-office… Oui, je sais, moi aussi j’ai failli en tomber de ma chaise! Trois semaines pour un film où, entre deux scènes de séduction amoureuse, on passait son temps à parler de Flaubert, de Mahler, de Bergman, de Norman Mailer, de psychanalyse, de mort, autant dire de thèmes et de sujets qui seraient aujourd’hui inaudibles voire incompréhensibles pour l’immense majorité de la population. Quel fabuleux décrochage!

Bob Dylan était un poète qui transcendait le langage pour fixer les vertiges de son époque, un troubadour shakespearien, là où Taylor Swift, malgré son indéniable talent, demeure une chanteuse certes pétillante, certes pétulante, certes douée comme personne pour habiter une scène de spectacle, mais bien trop occupée à faire prospérer son entreprise pour être autre chose qu’une marque destinée à plaire au plus grand nombre.

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Laurent Sagalovitsch

 

 

 

Source : Slate (France)

 

 

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