Les Indes contraires de Jawaharlal Nehru et Narendra Modi

Portrait - Soixante ans après sa mort, le père de l’Inde moderne reste l’homme à abattre pour l’actuel premier ministre, en passe d’enchaîner un troisième mandat. Le nationaliste hindou, qui a fait de la religion son étendard, n’a cessé de s’attaquer à l’héritage laïque et démocratique de son prédécesseur.

M Le Mag – Située dans le sud verdoyant et colonial de New Delhi, la Teen Murti House a été construite par les Britanniques pour leur commandant en chef du temps de l’empire des Indes. Un long bâtiment colonial blanc, un peu austère, avec colonnes et balcons au premier étage. Elle a abrité un illustre Indien, Jawaharlal Nehru, premier ministre de l’Inde indépendante depuis le départ des Anglais, en 1947, qui en fit sa résidence officielle.

Ayant perdu son épouse, Kamala, en 1936, il y vécut durant ses trois mandats avec sa fille, Indira, qui l’accompagnait partout, et ses deux petits-fils, Rajiv et Sanjay Gandhi, qui s’égaillaient dans les grands jardins, avec ses pelouses taillées de frais, ses arbres majestueux, peuplé de chiens, paons, perroquets et singes.

A la mort de Jawaharlal Nehru, le 27 mai 1964, la Teen Murti House a été transformée en musée dans lequel le visiteur foule les parquets craquants et pénètre un peu dans son intimité, apercevant son bureau en bois avec ses trois antiques téléphones, les objets dont il ne se séparait jamais, son salon, sa chambre et même son lit de mort.

Le musée comporte une bibliothèque et un centre de recherche sur l’histoire du mouvement pour l’indépendance de l’Inde, dans lequel l’ancien dirigeant a joué un rôle de premier plan. Il abrite de nombreuses archives, notamment ses écrits et ceux du Mahatma Gandhi, mais aussi des éléments plus personnels, comme la corres­pondance privée entre Nehru et Edwina Mountbatten, épouse du dernier vice-roi des Indes et grand amour secret du dirigeant.

Depuis le 14 août 2023, le Nehru Memorial Museum and Library s’appelle le Prime Ministers Museum and Library, le Musée des premiers ministres. Le nom de Nehru a disparu. La maison se visite toujours, mais le gouvernement actuel a fait construire un nouveau bâtiment attenant, à l’architecture disgracieuse, consacré aux suc­cesseurs du dirigeant, défigurant les somptueux ­jardins et surtout banalisant le lieu de mémoire. Même le mur d’enceinte a été doublé, comme pour effacer tout souvenir de Nehru du paysage de la capitale indienne.

 

Le sort de la Teen Murti House résume l’état d’esprit du moment en Inde, gouvernée par un premier ministre hanté par un rival mort il y a six décennies. Narendra Modi, 73 ans, quatorzième chef du gouvernement indien, rêve de surpasser celui qui ouvrit la page de l’Inde moderne, père fondateur de la nation avec Mohandas Karamchand Gandhi, leader des non-alignés et personnalité admirée dans le monde entier, en tout son contraire. Après dix ans de règne, le premier ministre s’est mis en marche pour tenter de conquérir un troisième mandat d’affilée, le 4 juin, date à laquelle seront prononcés les résultats des élections législatives.

Près de 1 milliard d’Indiens sont appelés aux urnes pour décider s’ils renouvellent leur confiance au dirigeant nationaliste hindou. Ignorant l’usure du pouvoir, le chef du gouvernement sortant demande un plébiscite et clame que son parti, le Bharatiya Janata Party (Parti du peuple indien, BJP), obtiendra avec ses alliés, du centre droit à l’extrême droite, une majorité qualifiée. Son objectif : atteindre le seuil de quatre cents députés à la Lok Sabha, la Chambre basse du Parlement, nécessaire pour modifier la Constitution. Entrée en vigueur en janvier 1950, celle-ci érige les principes de démocratie, de laïcité et d’égalité énoncés par son illustre prédécesseur.

Jawaharlal Nehru gouverna le pays durant près de dix-sept ans, du jour de l’indépendance, le 15 août 1947, à sa mort, foudroyé par une crise cardiaque, à l’âge de 74 ans. Ses funérailles, dont il reste des archives filmées, témoignent de l’amour, de la dévotion que lui portaient les Indiens de son vivant. Sous une chaleur torride, des centaines de milliers de citoyens déchirés par le chagrin ont accompagné le corps de Nehru entouré de sept cents roses rouges, comme celle qu’il aimait porter à la boutonnière, jusqu’au bûcher funéraire, près de la rivière Yamuna, à Delhi. Durant toute la nuit, des trains spéciaux ont déversé dans la capitale une foule ininterrompue d’Indiens éplorés. Narendra Modi n’avait alors que 13 ans.

 

La contribution de Nehru à la construction de cette jeune république née après deux siècles de domination britannique est immense, même si son troisième mandat fut assombri par une défaite militaire humiliante – en 1962, l’Inde a perdu des territoires en Himalaya après une guerre éclair menée par la Chine.

Mais l’homme a réussi le plus important, le maintien de l’unité du pays, malgré le drame de la partition de l’Inde et du Pakistan, en 1947, à l’origine d’un exode de près de quinze millions de personnes et de centaines de milliers de morts. Le pandit (« érudit », en sanskrit), comme on le surnomme, a posé le socle d’une démocratie solide fondée sur une république fédérale laïque, garantissant à tous la liberté de religion. L’Inde, extraordinaire mosaïque de peuples et de croyances, ne serait pas ce qu’elle est sans Nehru.

Pour les nationalistes hindous, c’est une statue à déboulonner et une page de l’histoire à réécrire. Narendra Modi s’y emploie depuis son arrivée au pouvoir, en 2014, comme Recep Tayyip Erdogan s’est appliqué en Turquie à défaire l’héritage de Mustafa Kemal Atatürk, fondé notamment sur la laïcité et l’occidentalisation du pays. Rares sont les séances au Parlement où le chef du gouvernement ne pourfend pas le défunt, responsable, selon lui, de tous les maux de l’Inde. Plus d’un demi-siècle après sa disparition, Nehru reste l’homme à abattre, lui, sa « dynastie » et « la famille royale du Congrès ».

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  (New Delhi, correspondante)

 

 

 

Source : M Le Mag –  Le Monde – Le 05 mai 2024

 

 

 

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