– Professeur à Sciences Po, M’hamed Oualdi est historien, spécialiste du Maghreb moderne et contemporain. Auteur de travaux sur l’esclavage dans l’aire arabo-musulmane, il a notamment publié Esclaves et maîtres. Les mamelouks des beys de Tunis du XVIIe siècle aux années 1880 (Editions de la Sorbonne, 2011) et Un esclave entre deux empires. Une histoire transimpériale du Maghreb (Seuil, 2023). Il vient de signer L’Esclavage dans les mondes musulmans. Des premières traites aux traumatismes (Editions Amsterdam, 256 pages, 19 euros), qui décrit les différentes formes historiques d’asservissement dans cette région et leurs legs contemporains.
Le racisme anti-Noirs au Maghreb, dont on a récemment vu des manifestations en Tunisie, est-il un héritage de l’esclavage dans les mondes musulmans ?
Il ne faut pas être schématique, ce racisme peut avoir plusieurs sources. En Tunisie, par exemple, les migrants subsahariens sont perçus et stigmatisés comme des gens convoitant les ressources des Tunisiens. Mais le lien entre racisme anti-Noirs au Maghreb et esclavage est bien sûr important. En témoigne la manière de qualifier, aujourd’hui encore, les Noirs en langue arabe avec des termes liés à l’esclavage, comme wusif, qui veut dire « domestique », mais qui a fini par désigner les Noirs.
Quelle est aujourd’hui la mémoire de l’esclavage dans ces pays ?
Cette interrogation sur la mémoire renvoie à la question du silence, du tabou et du trauma. A ce sujet, il faut éviter les constats paresseux : le silence et la gêne sont perceptibles mais, contrairement à ce que ressasse le cliché, ils ne sont pas absolus. Je cite dans mon livre un certain nombre de productions – des romans et des recherches en langues non européennes – qui démentent l’idée selon laquelle ce passé esclavagiste n’aurait suscité aucun intérêt dans les mondes musulmans. Certes, ces productions ne s’adressent pas au grand public – il ne s’agit pas de séries télévisées –, mais il y a bien un changement qui s’amorce dans ce domaine.
Au niveau institutionnel, cette mémoire est rare, mais elle existe. Deux pays se distinguent à cet égard. D’abord la Tunisie, où l’ancien président Béji Caïd Essebsi [2014-2019] avait institué, en 2019, une journée de célébration de l’abolition de l’esclavage [en 1846] dans le pays. Cette commémoration a perdu de sa force depuis les déclarations officielles hostiles aux migrants subsahariens qui ont déchaîné une vague de violences anti-Noirs. Ensuite le Qatar, qui n’a aboli l’esclavage qu’en 1952, mais où il existe, à Doha, un musée autour de cette mémoire aménagé dans la maison de Ben Jelmoodsz [un négrier du XIXe siècle].
Que dit l’islam au sujet de l’esclavage ?
Le Coran reconnaît l’esclavage comme une institution légitime. C’est un point fondamental et qui posera problème plus tard, au XIXᵉ siècle, au moment de penser l’abolition de ce système. Les juristes musulmans ne pourront pas revenir sur ce principe. Ils devront notamment se limiter à statuer comme illégale l’appropriation d’esclaves musulmans ou convertis.
D’un côté, le Coran considère l’esclavage comme une pratique légale. Les normes islamiques font de l’esclave à la fois un objet, qu’on peut louer ou vendre, et un être humain. De l’autre, ce même Coran mais aussi les hadiths [recueil des paroles et des actes du prophète Mahomet] – les deux sources du droit musulman – encouragent l’affranchissement et le bon traitement des esclaves.
En théorie, le droit islamique aurait donc dû améliorer la condition des esclaves et favoriser leur affranchissement. Mais les musulmans n’obéissent pas toujours aux textes, à leurs injonctions. Ce dévoiement s’est notamment observé dans l’asservissement d’hommes et de femmes noirs sur la seule base de la couleur de leur peau – alors même qu’ils étaient musulmans et que la loi islamique interdisait leur asservissement.
Vous distinguez trois formes historiques d’esclavage dans les mondes musulmans. La première est l’esclavage domestique. Quels en sont les ressorts ?
C’est une forme majeure, comme elle l’était déjà dans les mondes méditerranéens antiques. Dans une maison musulmane à Tunis, au début du XIXᵉ siècle, on trouvait par exemple des hommes et des femmes noirs d’Afrique subsaharienne aux côtés de captifs européens enlevés en Méditerranée par des corsaires musulmans et des hommes et des femmes arrachés du Caucase. Il s’agissait presque d’un esclavage cosmopolite. Cela n’enlevait toutefois rien à la domination et aux violences infligées aux corps de ces hommes et de ces femmes.
Comme il s’agissait d’un esclavage domestique, les maîtres prétendaient au contraire bien traiter leurs esclaves. Ainsi est apparu, notamment au XIXe siècle en réponse aux pressions abolitionnistes venues d’Europe, le discours sur un esclavage prétendument « doux » comparé à l’esclavage des plantations issu de la traite atlantique. C’est un discours très problématique, longtemps et encore aujourd’hui utilisé par certains historiens pour minimiser la violence qui était exercée sur les esclaves.
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