SÉNÉGAL : UNE GESTION PARADOXALE DE L’ÈRE POSTCOLONIALE / Par Gaston Kelman et Jemal M Taleb

Nous assistons à l’ouverture de la troisième République, celle de la renaissance, mais surtout de la fierté d’être africain avec ou sans l’onction de l’ancien maître. On survivra sans le dessert. Et l’on retrouve ici comme la réhabilitation de Mamadou Dia

Seneplus  – Le Sénégal ne laisse aucun Africain indifférent parce qu’il s’est toujours présenté comme un modèle unique. Unique, il l’a été dans l’approche mémorielle de l’histoire de l’Afrique.

En effet, avec la porte de non-retour de l’île de Gorée, on a le mémorial qui a su imposer à tous les présidents américains de s’incliner devant le drame de la traite négrière. On se serait attendu à ce que chaque côte africaine ait le sien. Le Sénégal l’a fait. L’honneur est sauf. Un jour peut-être… Un jour qui sait… Les autres comprendront que les âmes des déportés attendent cela de nous pour devenir respectables au pays des ombres. Après le mémorial pour l’histoire, la bien nommée Statue de la Renaissance dont l’espérance de vie est plus que millénaire, pointe le doigt vers un avenir radieux et offre au continent qui en manque cruellement, une trace de notre génération pour la postérité.

Mais le Sénégal est aussi unique dans sa gestion paradoxale de l’ère postcoloniale, mélange d’une aliénation outrancière à l’Occident et du plus bel espoir de changement. En effet, la gouvernance des nations africaines postcoloniales s’inscrit sur quelques axes majeurs. Les frontières entre ces axes ne sont pas étanches. Nous allons nous contenter d’en illustrer trois ici, parce qu’ils comportent des des éléments assez forts non perceptibles à première vue. Tous ces axes sont des suites bien logiques d’une histoire unique, celle de l’Afrique et de l’Afrique francophone en particulier, faite de violence, de soumission, d’humiliation, d’aliénation, de traumatisme. Il y a au cœur  de tout cela, cette difficulté de la France à comprendre que le monde évolue, même l’Afrique. Puis on voit poindre quelque chose comme une aube nouvelle au pays des énigmatique Signares.

Premier axe : le temps des coups d’état.

Le coup d’état est un mode assez répandu d’accès au pouvoir en Afrique. C’était le modèle le plus logique. Le colon avait fait signer des accords iniques par des dirigeants dont il avait organisé l’accession au pouvoir. Si quelqu’un ne correspondait pas ou plus à son modèle, il le faisait déposer par un plus docile. Tenus par la peur, les dirigeants espéraient ne pas devoir assister à la destruction programmée de leur pays comme ce fut le cas pour la Guinée, parce que Sékou Touré avait osé dire non au plan unilatéral de la France sur son pays.

Un autre aspect justifiait le coup d’état. Le colon a usé de la violence comme seul modèle d’exercice de pouvoir sur les indigènes. Le gouverneur venu d’un pays démocratique n’était pas élu par ceux qu’il dirigeait. Il leur était imposé par la force et exerçait cette force sur eux comme unique outil de gouvernance. C’est donc le seul modèle de dévolution et de conservation de pouvoir que le dirigeant africain connaissait.

Il convient de noter que le coup d’état n’est pas mort. Il reprend même de la vigueur. Pourtant, le concept a très fortement évolué. Jadis, c’est l’Occident qui fomentait des coups d’état pour mettre des dirigeants à sa solde. Il n’a d’ailleurs pas abandonné cet axe. Mais aujourd’hui, les coups d’état sont aussi organisés localement pour déposer les dirigeants que l’on juge trop à la solde de l’Occident.

Deuxième axe : la tentation dynastique.

Il y a quelques années, le coauteur de ce texte, Gaston Kelman, publiait un article intitulé « La tentation dynastique ». Il soutenait que c’était le modèle de gouvernance le plus conforme aux aspirations des humains. C’est celui dont on trouve la trace dans tous les peuples non acéphales. En Occident, il était déjà en cours pendant la période de barbarie médiévale. On le retrouve à la renaissance et il assure le développement de l’Occident. La démocratie inventée cinq siècles avant l’ère chrétienne ne séduit personne et n’a absolument pas ébranlé ce modèle qui allait de pair avec la monarchie. C’est quand il a achevé son développement avec ce système aux contours clairs – je suis le chef et je lègue le pouvoir à mon fils – que l’Occident a mis en place ce fourre-tout qui a pour nom « démocratie » dont on ne trouve pas une application identique dans deux pays. Ici, on a recours à la votation-référendum, ailleurs la démocratie est dite représentative, avec une élection par les individus ou par les grands électeurs, au scrutin uninominal ou de type proportionnelle, elle même totale ou partielle. Et après avoir démocratiquement élu ses représentants, le peuple est obligé de descendre dans la rue tous les jours pour se faire entendre, pour faire respecter ses droits, parce que quelques lobbies n’en font qu’à leur tête et se paient la sienne.

La tentation dynastique est logique dans les nations en construction comme les nations africaines ou les… Etats-Unis d’Amérique. Qui peut imaginer que Georges W. Bush aurait été président si son père ne l’avait été avant lui ! Hilary Clinton aurait-elle rêvé de la Maison blanche si elle ne l’avait connue à travers son Bill ! On sait que Barack Obama y a pensé – et peut-être y pense encore – pour sa Michelle et que les Kennedy un instant ont été convaincus qu’ils allaient se céder le bail  les uns après les autres, par ordre d’aînesse sur plusieurs générations. En Occident et en France en particulier, les présidents de la république créent souvent une véritable cour familiale autour d’eux.

Fort logiquement, le modèle dynastique a le vent en poupe en Afrique. Il ne s’agit point d’approuver ou de désapprouver. Personne ne se félicitait des coups d’état. Ils étaient logiques parce que le dominant ne voulait pas lâcher le dominé. Le modèle dynastique qui s’insinue dans le paysage africain charrie toute la panoplie de personnages qui va avec, le dauphin, le régent et même Brutus. Parfois elle prend des formes qui pourraient échapper aux statistiques. Sur une vieille photo en noir et blanc des années 1960/1970 (à voir en illustration 2), on voit divers personnages. Ce qui les caractérise, c’est qu’ils ont tous exercé le pouvoir suprême et continuent à se léguer le palais présidentiel. Il y a la Jomo Kenyatta, premier président du Kenya (1964/1978) qui tient un gamin de cinq ans par la main. On y voit Daniel Arap Moï qui sera le deuxième président (1978/2002) et Mwaï Kibaki (2002/2013) qui sera le troisième. L’enfant que Jomo tient en main, c’est son fils Uhuru, qui avait été élu en 2013.

Point n’est besoin de faire l’inventaire de la situation actuelle. Les cas sont nombreux. On a – ou on a eu – au pouvoir des régences, des Brutus et des dauphins. Il paraît que le président camerounais, un modèle assez exceptionnel de longévité, caresserait le rêve – ou y serait poussé par la courtisanerie – de voir son fils Franck lui succéder.

L’axe majeur : les nervis de l’Occident et de la France en particulier.

L’Afrique est secouée par des mouvements de révolte. On a l’impression d’assister au deuxième acte des indépendances. Ces mouvements sont-ils identiques partout ? Ce qui est certain, ils sont tous placés sous un commun dénominateur, le sentiment anti français. C’est ce bel euphémisme qu’ont choisi les médias hexagonaux. Mais hélas, la situation est bien plus explosive, beaucoup plus préoccupante qu’un pâle sentiment. Il s’agit de la haine suscitée et entretenue par l’arrogance des gouvernants français, leur autisme face aux évolutions en Afrique. Cette situation est décriée même par certains élus et inconditionnels de la France. Cette situation a créé un sentiment  de ras-le-bol qui frise l’asphyxie au sein de la jeunesse.

Il existe sur le continent des dirigeants que l’on considère à la solde de la France. Ils seraient plus là pour les intérêts du maître que pour le développement de leur pays. Ce sentiment a été renforcé récemment par le soutien que ces dirigeants on apporté à l’Eco, cette monnaie que l’on a proposé pour remplacer le CFA.

La colère a franchi un cran avec la levée de bouclier de la CEDAO contre le coup d’état au Niger. La lecture que le continent a fait de la position de la CDEAO était qu’elle obéissait à la France qui gigotait dans des positionnements ubuesques, d’un comique troupier. Certains de ces présidents vont jusqu’à dire qu’ils doivent tout à la France et que leurs pays vivent sous perfusion grâce à l’aide au développement. L’obstination de la France à s’appuyer sur ces nervis, plutôt que de concevoir un autre système de relations avec l’Afrique, voilà le carburant du ressentiment de la jeunesse africaine. Et parmi cette jeunesse, on compte le nouveau pouvoir du Sénégal.

Le Sénégal, un cas à part.

Puis il y a le Sénégal qui apparaît au départ comme la terre de l’aliénation et de l’adaptation simiesque au modèle occidental, et français en particulier. Paradoxalement au fil de l’évolution de la gouvernance de ce pays, on observe un mouvement ascendant, comme irrésistible, espoir de désaliénation. Avec l’avènement du nouveau pouvoir, nous avons réparti l’ère post coloniale du Sénégal en trois républiques.

 

 

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Gaston Kelman est écrivain

Jemal M Taleb est avocat au barreau de Paris, Diamantis & Partners

 

 

 

 

Source : Seneplus  – (Sénégal)

 

 

 

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