
Courrier international – Ce 21 mars sort en français une nouvelle biographie de Frantz Fanon. Son auteur, le journaliste américain Adam Shatz, explique dans le “New York Times” pourquoi l’œuvre du psychiatre martiniquais, théoricien du militantisme politique, est plus que jamais d’actualité aujourd’hui, à l’ère des guerres en Ukraine et à Gaza et des débats sur la décolonisation.
En politique, le choc de la nouveauté nous renvoie souvent au passé, à la recherche d’une boussole intellectuelle. L’ascension de Donald Trump, de Viktor Orban, de Jair Bolsonaro et d’autres dirigeants autoritaires a remis sur le devant de la scène Les Origines du totalitarisme, de Hannah Arendt, paru en 1951. La philosophe elle-même est devenue une sorte de prophète chez les libéraux, qui cherchent à comprendre pourquoi leur monde a déraillé à ce point.
La menace du nationalisme illibéral ne s’est pas éloignée, tant s’en faut. Mais à notre époque consumée par le racisme, les violences policières et l’héritage du colonialisme européen au Moyen-Orient et en Afrique, la popularité de Hannah Arendt est en passe d’être égalée par celle d’un homme qu’elle critiquait vertement et admirait à contrecœur : Frantz Fanon [1925-1961].
La fureur née de l’humiliation coloniale
Frantz Fanon est un psychiatre, écrivain et militant anticolonial qui a grandi dans une famille noire de la classe moyenne, en Martinique. Ce n’était pas simplement un intellectuel, mais bien un théoricien politique, un porte-parole enflammé du Front de libération nationale (FLN) algérien, qu’il a rejoint à l’époque où il exerçait comme psychiatre à Blida, au sud d’Alger.
Il a immortalisé, comme aucun autre écrivain de son temps, la fureur née de l’humiliation coloniale dans les cœurs des populations colonisées. Il a aussi analysé avec une étonnante intuition les maux contemporains : les blessures psychologiques durables du racisme et de l’oppression, la force tenace du nationalisme blanc et le fléau des régimes postcoloniaux autocratiques et prédateurs.
Frantz Fanon a écrit au paroxysme de la guerre froide. Il jugeait pourtant, avec cette même intuition, que l’opposition Est-Ouest était une distraction éphémère, secondaire par rapport aux divisions entre Nord et Sud, entre le monde des riches et celui des pauvres. Si le monde colonisé était d’après lui “coupé en deux”, notre monde postcolonial ne le semble guère moins. En témoignent les réactions profondément différentes qu’ont suscitées dans les pays du Nord et ceux du Sud global les guerres en Ukraine et à Gaza – ou le recours déposé par l’Afrique du Sud devant la Cour internationale de justice (CIJ), accusant Israël de génocide.
Un symbole pour toutes sortes de causes
Beaucoup des textes écrits par Fanon pendant sa courte vie – il est mort d’une leucémie à 36 ans – ont pris la forme d’études psychiatriques ou de pamphlets rédigés à la hâte et destinés à l’instruction révolutionnaire. Il s’en dégage une chaleur, celle de batailles inachevées sur le colonialisme et l’injustice raciale.
Il n’est pas surprenant que le nom de Fanon ait été invoqué lors de débats aussi variés que la précarité de la vie des personnes noires, la restitution des œuvres africaines, la crise des réfugiés ou les attaques meurtrières du Hamas en Israël, le 7 octobre 2023. Son œuvre n’avait pas été citée avec une telle fréquence et urgence depuis la fin des années 1960, à l’époque où les Black Panthers, les guérillas palestiniennes et les révolutionnaires latino-américains décortiquaient leurs exemplaires des Damnés de la terre, le manifeste anticolonial de Fanon paru en 1961.
À l’époque, Fanon était une petite célébrité au sein de la gauche radicale. Aujourd’hui, il est un vrai symbole. Au sein de la gauche, les artistes, universitaires, militants et thérapeutes épluchent avidement ses écrits afin d’en extraire des formules accrocheuses (et elles sont nombreuses) sur les effets psychologiques de la domination des Blancs, les représentations fausses et racistes du corps des Noirs, la signification du voile musulman, la colère des colonisés et la violence exhibitionniste des puissances impériales.
The New York Times (New York)
Source : Courrier international – (Le 16 mars 2024)
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