Les ambitions contrariées de l’Arabie saoudite sur la scène mondiale du football

Le Monde  – ReportageLes autorités saoudiennes dépensent sans compter pour attirer des joueurs de renom. Les femmes elles-mêmes bénéficient peu à peu de cette évolution. Mais les doutes commencent à poindre sur la pérennité du système mis en place, jugé trop artificiel.

 

Un vent piquant enveloppe la nuit de Riyad en cette dernière soirée de février. Une fraîcheur inhabituelle, mais pas de quoi dissuader les footballeuses d’Al-Bairaq de s’entraîner sur la pelouse synthétique d’une école privée, au nord-ouest de la capitale saoudienne. Quatorze joueuses, des adolescentes comme des trentenaires, ont loué l’équipement (compter plus de 100 euros les deux heures) pour cette ultime séance de préparation avant un tournoi à Djedda, début mars. Chaudement vêtues, en général avec un legging sous le short, elles enchaînent des parties de tennis-ballon et une opposition à sept contre sept, chasubles bleues contre chasubles jaune fluo. A 22 heures, les moins pressées prennent le temps d’avaler un café et une pâtisserie distribués par leurs deux entraîneurs.

Tandis que le gardien du stade se prépare à éteindre les projecteurs, Sarah Ben Saleem, 24 ans, finit de délacer ses chaussures à crampons. La petite attaquante porte un short aux couleurs du Paris Saint-Germain. « Qui n’aime pas cette équipe ? », lance l’étudiante en école de commerce dans un anglais parfait.

Elle a passé une partie de son enfance à New York, où elle s’intéressait au basket. Depuis un an, le foot est sa passion. Jusqu’à une période récente, se souvient-elle, tous les parents n’acceptaient pas que leurs filles pratiquent ce sport. Les siens, « pas trop stricts », ne l’ont pas découragée, même si sa mère se demandait ce qu’allaient en penser le voisinage et les amis. « Elle vient d’une génération où les femmes n’avaient même pas le droit d’enlever leur abaya. » La jeune femme veut croire que « tout a changé » dans ce pays rigoriste, qui réprime homosexualité et relations hors mariage. « Nous pouvons faire ce que nous voulons, comme les hommes, Dieu merci. L’Arabie saoudite a toujours été un pays de football pour les hommes, mais maintenant, c’est aussi un pays de football pour les femmes. » Avec quelques nuances.

 

En 2023, quand le Fonds public d’investissement souverain saoudien chargé de financer le projet Vision 2030 du prince Mohammed Ben Salman pour préparer le royaume à l’après-pétrole, a décidé d’investir massivement dans le sport, il s’est montré très généreux à l’endroit de quatre clubs de la Saudi Pro League (SPL), l’élite footballistique locale. Ceux-ci ont dépensé des centaines de millions d’euros pour attirer des stars internationales, beaucoup moins pour leurs sections féminines.

Question de timing, pense Sarah Ben Saleem. C’est une optimiste, elle pronostique un football féminin « très fort d’ici à deux ans ». A voir. Pour l’heure, la majorité des footballeuses de haut niveau, des professionnelles, ont le soutien de leur famille, mais pour d’autres, l’affaire est plus compliquée : elles préfèrent taire à leurs parents cette passion coupable et, par souci de discrétion, seul leur prénom apparaît alors au dos des maillots. Jouons heureuses, jouons masquées.

A la sortie de l’entraînement, Lara El Jammal, 25 ans, ajuste le bandeau noir qui retenait sa chevelure sur le terrain. Libanaise d’origine, cette dentiste tout juste diplômée a passé son enfance aux Pays-Bas. Elle a aimé y jouer au foot. Arrivée à Riyad voilà une dizaine d’années, elle a rejoint un circuit d’équipes féminines, des petits tournois organisés sur des terrains loués pour l’occasion et fermés au regard du public. « Même les parents ne pouvaient pas assister aux matchs. » Elle conserve le souvenir d’une époque de « pionnières qui se battaient pour leurs rêves ».

« Révolution du football »

Depuis 2020, raconte la défenseuse centrale, les tournois féminins ont gagné en visibilité, les réseaux sociaux s’en font l’écho. « Avec nos petites équipes, nous avons ouvert la voie à toutes les filles qui se passionnaient pour le foot sans pouvoir y jouer. Je suis très fière d’avoir participé à cette réussite, même si je ne suis pas Saoudienne ».

Al-Bairaq, le nom de son club, peut se traduire par « hisser le drapeau du pays ». « Le foot est vu comme un moyen d’empowerment des femmes », décrypte Kyra Angerer, une doctorante allemande qui prépare, à Riyad, une thèse de sociologie sur la pratique du sport féminin en Arabie saoudite. Une révolution en marche ? « Une évolution », corrige Lara El Jammal, avant de s’éloigner au volant de son SUV noir.

Une « révolution », c’est le vocable choisi par Sami Al-Jaber. Au Core Social Wellness, très chic centre de remise en forme du quartier des ambassades de Riyad, on lui donne du « Captain Sami » : l’homme aux 7,3 millions d’abonnés sur X a été joueur, capitaine puis entraîneur et brièvement président d’Al-Hilal, le club le plus populaire du pays. Ancien capitaine de la sélection nationale, il a effectué un passage à Auxerre pour entraîner les attaquants. « Le pays a une vision, j’appelle ça une révolution du football, insiste-t-il, à l’ombre d’un cassier dans le patio du centre de remise en forme. Ce qui s’est passé l’été dernier [le recrutement des stars étrangères] était planifié depuis longtemps. Le message, c’est de montrer que l’Arabie saoudite est heureuse d’accueillir des gens du monde entier. »

Sami Al-Jaber, 51 ans, s’enorgueillit d’avoir enrôlé à Al-Hilal un attaquant comme l’ex-international français Bafétimbi Gomis. Si certains de ses compatriotes s’inquiètent des conséquences de l’arrivée massive des étrangers (jusqu’à huit par équipe sur le terrain), lui n’a aucun doute : le niveau des joueurs locaux ne pourra que s’améliorer au contact de professionnels aguerris. A l’instar du Portugais Cristiano Ronaldo, recruté à prix d’or par Al-Nassr, il considère que la SPL propose un spectacle « plus intéressant que la Ligue 1 française ». Voire. La constellation de stars n’y change rien, la SPL peine à séduire loin de l’Arabie saoudite : les audiences de la télévision restent confidentielles sur les chaînes qui ont acquis les droits de diffusion, comme Canal+ en France.

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 (Riyad, envoyé spécial)

Source : Le Monde 

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