Marrakech célèbre le « rêver-ensemble » africain

La 2ᵉ édition du Festival du livre africain de Marrakech s’est tenue du 8 au 11 février. Cinquante écrivains originaires de vingt pays ont pu y rencontrer un public jeune et nombreux pour partager lectures, idées et espoirs.

Le MondeC’est une sculpture monumentale du grand artiste et écrivain marocain Mahi Binebine. Elle représente deux personnages adossés l’un à l’autre en équilibre précaire. Que font-ils ? Ils lisent en se tournant le dos : chacun son imaginaire.

Cette œuvre, ironiquement intitulée Le Dialogue des cultures, symbolise bien ce qui fut, en 2023, le point de départ du tout jeune Festival du livre africain de Marrakech (FLAM), imaginé par Mahi ­Binebine et la journaliste franco-sénégalaise Fatimata Wane-Sagna. Festival dont la deuxième édition, pleine de ferveur, s’est tenue du 8 au 11 février au centre culturel Les Etoiles de Djemaa El-Fna, un riad de la Medina qui offre des activités artistiques aux jeunes des quartiers et a accueilli de nombreuses ­victimes après le tremblement de terre d’Al-Haouz, le 8 septembre 2023.

« Tout est parti d’un constat simple, explique Fatimata Wane-Sagna. Mahi et moi sommes des amoureux de littérature africaine mais, jusqu’en 2023, j’ignorais presque tout des lettres maghrébines et Mahi ne connaissait pas ce qui s’écrivait en Afrique subsaharienne. On a commencé à s’échanger des livres, mais, pour rencontrer les auteurs, c’était fou, il fallait aller à Genève, Paris ou Los Angeles ! » D’où l’idée de créer un festival pour « dire l’Afrique à partir de la terre africaine, note Mahi Binebine. Au-delà des langues, des religions, des géographies, les Africains partagent une mémoire commune et la même aspiration à un monde vivable pour tous. Qui mieux qu’un écrivain peut exprimer le chaos actuel et l’espoir de ­rendre demain meilleur ? »

Une utopie revendiquée. A l’heure des guerres, des fondamentalismes, des migrations massives, de la xénophobie, le fait de pouvoir « rêver ensemble » est crucial, note le poète marocain Abdelatif Laâbi, invité du festival. « L’utopie n’est pas un gros mot. Elle reste le levain indispensable de toute transformation. »

« Ce renforcement des liens avec l’Afrique subsaharienne est légitime »

 

Soutenu par le ministère de la culture marocain, le FLAM, qui se tenait en même temps que 1-54, la Foire internationale d’art contemporain africain de Marrakech, s’inscrit dans la stratégie du royaume visant à étendre son influence culturelle sur le continent. Pour l’écrivain mozambicain Mia Couto, l’une des stars du festival, « ce renforcement des liens avec l’Afrique subsaharienne est légitime. La solidarité est ancienne. N’oublions pas que c’est ici qu’ont été accueillis les mouvements indépendantistes des anciennes colonies portugaises dans les années 1960 ». Marrakech, capitale de la culture africaine ? « Pourquoi pas, comme Le Cap ou Nairobi. » Manière, pour lui, de contrebalancer le soft power de la Chine. « Il faut voir l’incroyable centre culturel bâti par les Chinois à Maputo. »

Conçu par une association sans but lucratif, We Art Africa//ns, l’événement a été ouvert, le 8 février, par le philosophe sénégalais Souleymane Bachir Diagne, qui, dans sa leçon inaugurale, a insisté sur l’urgence de « penser un récit africain du monde ». Loin des rhétoriques anti­occidentales, ce récit pourrait s’inspirer de l’« ubuntu » sud-africain, un concept de cohumanité qui veut que « l’individu n’est individu qu’à travers d’autres ». Il pointerait vers un « universel pour notre temps », à rebours des ethnonationalismes.

Cinquante écrivains originaires de vingt pays différents avaient fait le voyage. A côté des arabophones (Badia Radi, Waciny Laredj…), des francophones (Alain Mabanckou, Sami Tchak…), des lusophones (Mia Couto, José Eduardo Agualusa) et des auteurs de la diaspora africaine, les anglophones et leurs éminents ambassadeurs – tels Wole Soyinka, J. M. Coetzee ou Abdulrazak Gurnah, tous trois Prix Nobel – faisaient figure de grands absents. « Le festival débute, il faut le laisser s’installer, tempère Fatimata Wane-Sagna. Vous n’imaginez pas le budget nécessaire pour faire venir, via son agent, une écrivaine comme Chimamanda Ngozi Adichie, qui vit à Londres et ne se déplace jamais sans sa suite ! »

Cela n’a pas empêché le public d’affluer. Gratuit, ouvert à tous, le lieu était rempli de jeunes. Cette « faim de livres », vous la trouvez un peu partout sur ce continent, se réjouit José Eduardo Agualusa : « En Angola, 60 % de la population a moins de 15 ans. Elle est en majorité concentrée dans les villes et fatiguée par la politique. Associations, clubs de lecteurs fleurissent. Il y a peu, à Luanda, une bibliothèque sauvage s’est créée sous un pont. Au début, le pouvoir la jugeait subversive ; un jour, on l’a retrouvée incendiée, mais elle s’est reconstituée et le gouvernement a fini par la soutenir. »

Mia Couto insiste sur l’autorité que l’on reconnaît aux écrivains dans son pays. « Dans la rue, raconte-t-il, on me tire par la manche : “Dites ci, dites ça.” On me voit comme un messager. Encore aujourd’hui, les gens pensent que la littérature peut changer le monde. Ils n’ont pas complètement tort. En Angola, le mouvement nationaliste a d’abord été un mouvement de poètes. »

Nul ne sous-estimait la difficulté d’aborder « sans tabous » les sujets qui divisent, selon le vœu de Younès Ajarraï, délégué général du FLAM. Comment ne pas avoir en tête la tribune rédigée en 2019 par la romancière Leïla Slimani et la réalisatrice Sonia Terrab, signée par près de cinq cents Marocains, en majorité des femmes, pour demander au législateur d’ouvrir un débat sur les libertés individuelles et la dépénalisation des relations sexuelles hors mariage ? Comment ignorer ce que l’historienne franco-tunisienne Sophie Bessis, présente au festival, appelle le « racisme stratosphérique » qui affecte les Noirs en Afrique du Nord ? « Les Maghrébins n’ont pas fait leur travail de mémoire sur l’esclavage, explique-t-elle. Il existe une injure en arabe, “abid”, qui veut dire “serviteur, esclave”. C’est le mot que les Maghrébins lancent aux Noirs pour exprimer leur mépris. »

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Source : Le Monde 

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