
– Essoufflé et terrifié, le journaliste palestinien Mustafa Sarsour traverse la cour de l’hôpital Al-Shifa au pas de course, zigzaguant sous les tirs tandis que l’objectif de sa caméra fixe la mort. Près des tentes où s’entassaient quelques heures plus tôt des milliers de réfugiés, gisent ce 15 novembre au matin des corps abandonnés enroulés dans des couvertures. « Blessé ou martyr ? », crie-t-il en croisant le chemin d’un homme qui court vers l’entrée en portant une petite silhouette au corps disloqué. « Martyr ! Que Dieu le bénisse. »
L’image, diffusée mercredi matin sur Al-Jazira, bascule soudainement vers l’intérieur de l’hôpital. Cette fois, c’est un personnel du corps médical qui filme. Des nourrissons, sortis des couveuses du service de néonatalogie faute d’électricité, sont transférés dans la pénombre vers le service des urgences, puis allongés alignés les uns contre les autres dans un lit. « Pour qu’ils maintiennent leur température. L’un d’eux est mort ce matin », dit une voix anonyme.
A Doha, au Qatar, Salma Al-Jamal, la présentatrice de la matinale, avait lancé son sujet depuis les studios, sans commentaires : « Al-Jazira s’est procuré des images des abords et de l’intérieur de l’hôpital, encerclé par les forces israéliennes. »
Depuis le 7 octobre, la chaîne qatarie, rare média international présent sans discontinuer dans la bande de Gaza, plonge quotidiennement ses dizaines de millions de téléspectateurs arabophones dans l’enfer et la détresse du territoire palestinien, les déplaçant sous le feu de quartier en camp de réfugiés au gré des bombardements israéliens. Sans filtre, ses caméras filment les immeubles effondrés, les corps coincés sous les décombres, parfois calcinés, les massages cardiaques prodigués dans les ambulances, les cris et pleurs des proches des victimes.
« L’armée de l’occupant »
Ses reporters ne retiennent pas leurs coups : « A-t-on jamais vu une armée voler les corps des gens qu’elle a assassinés ? », s’interroge-t-on en direct le 16 novembre, quelques heures après que les forces israéliennes ont investi l’hôpital Al-Shifa et retiré les victimes qui gisaient à ses abords.
Le parti pris propalestinien est assumé, jusque dans l’emploi des mots : les victimes des bombardements sont des « martyrs » ; l’armée israélienne y est décrite comme « l’armée de l’occupant » quand les factions armées palestiniennes sont indistinctement qualifiées de « groupes de la résistance ». La version anglophone de la chaîne défend la même ligne, même si le ton demeure plus modéré.
Fruit des moyens considérables déployés par Al-Jazira dans la bande de Gaza, la demi-douzaine de ses reporters qui sillonnent le territoire, renforcés par des journalistes issus de médias locaux, font aussi de la chaîne qatarie la quasi unique fenêtre d’expression des Palestiniens et des acteurs locaux vers le monde extérieur. La chaîne, créée en 1996, s’est fortement implantée dans les territoires palestiniens dès la deuxième Intifada (2000-2005).
Habitants, secouristes, ONG ou membres de l’ONU y ont antenne ouverte. Mais aussi le Hamas, jamais critiqué par la chaîne – à l’inverse de sa concurrente Al-Arabiya, une chaîne d’information saoudienne lancée en 2003 par Riyad pour la contrer. Les communiqués d’Abou Obeida, le porte-parole de la branche armée du groupe islamiste, y sont ainsi diffusés in extenso. Ceux de l’armée israélienne aussi, rétorque régulièrement la chaîne.
La polémique sur l’explosion survenue le 17 octobre à l’hôpital Al-Ahli, qui aurait fait entre 100 et 300 victimes, selon des sources du renseignement américain – l’armée israélienne et le Hamas se sont rejeté la responsabilité du tir –, a permis de mesurer l’influence d’Al-Jazira. C’est l’une de ses caméras, braquées en permanence sur le ciel et les toits de la bande de Gaza, qui a filmé l’événement avant qu’un de ses reporters ne se précipite sur place. L’armée israélienne s’appuiera même sur ces images, qui ont déclenché des manifestations à travers le monde arabe, pour accuser le Jihad islamique d’être à l’origine du tir.
Menaces de fermeture
Le gouvernement israélien promet régulièrement de faire taire Al-Jazira en lui coupant l’accès aux territoires palestiniens. En août 2017, déjà, il avait annoncé son intention de fermer les bureaux de la chaîne situés à Jérusalem-Est. Pour Benyamin Nétanyahou et Ayoub Kara, son ministre des communications de l’époque, elle représentait ni plus ni moins « le principal outil de Daech, du Hamas, du Hezbollah et de l’Iran ».
« Ce sont des appels au meurtre. Ils ne cherchent pas réduire au silence Al-Jazira, mais à réduire au silence des journalistes en les tuant. Depuis l’assassinat de Shireen Abou Akleh, la pression et les menaces y compris physiques – proférées en direct à l’antenne – ne cessent d’augmenter y compris en Cisjordanie », accuse Rawaa Augé, présentatrice et productrice du programme « Women Voices » sur la chaîne qatarie. La journaliste cite notamment le cas de Givara Budeiri, interpellée et frappée en direct par la police israélienne dans le quartier de Cheikh Jarrah, à Jérusalem, le 5 juin 2021.
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