
La colère gronde au sein du mouvement créé par l’abbé Pierre. Depuis fin juin, des compagnons de plusieurs communautés du nord de la France, en majorité sans papiers, sont en grève pour dénoncer le traitement qui leur est réservé et l’impasse dans laquelle se trouvent leurs espoirs de régularisation. – Enquête –
Ils ont sorti les tables, les djembés, une sono et une grosse caisse prêtées par la CGT. Le long du mur d’enceinte de la Halte Saint-Jean, longtemps une des plus belles demeures de Saint-André-lez-Lille (Nord), une dizaine de compagnons d’Emmaüs, très majoritairement des Africains, sont assis sur des chaises en plastique. Cette grande bâtisse du XIXe siècle, construite au milieu d’un parc arboré, témoin d’une splendeur passée dans cette commune mi-cossue, mi-ouvrière proche de Lille, en impose encore avec ses murs de brique rouge et ses toits pointus en ardoise.
A l’intérieur, une verrière d’époque diffuse une douce lumière. Construite par une famille de banquiers nordistes, la demeure où résidaient des prêtres a été transmise par l’évêché de Lille à Emmaüs au début des années 1990. La Halte Saint-Jean devait être un havre de paix où cohabiteraient vieux compagnons d’Emmaüs et quelques familles en grande précarité. Au fil du temps, elle est devenue une communauté, où l’on travaille à la récupération, au tri et à la revente d’objets et de meubles.
Mais, en ce 19 octobre, on se croirait plutôt à l’entrée d’une ZAD (zone à défendre). La vingtaine de compagnes et de compagnons qui vit ici est sans papiers. Tous en grève depuis le 28 juin, ils occupent la grande bâtisse nuit et jour. Devant un portrait de l’abbé Pierre, le fondateur d’Emmaüs, ils discutent, se servent du café et piochent dans une boîte de nounours en chocolat déposée par un riverain. Accrochés sur la façade de la maison, des calicots de drap blanc clament « Abbé Pierre, réveille-toi », « A. Saingier doit démissionner », ou encore « Duponchel, l’esclavagiste, dégage ».
Promesse déçue
Anne Saingier est la directrice de cette communauté depuis 1995, Pierre Duponchel en est le président. Ils cristallisent rancœurs et font l’objet d’accusations lourdes : racisme, esclavagisme, maltraitance, non-respect de l’intimité des résidents. Des reproches à mille lieues des valeurs de solidarité et de dignité accolées à Emmaüs et à l’aura de l’homme de foi, célébré dans un biopic sorti en salle ce 8 novembre, qui a fondé le mouvement en 1949.
Happy Patrick, porte-parole des grévistes de la Halte Saint-Jean, énumère quelques griefs : « Anne Saingier s’énerve très vite. Elle nous insulte. Elle dit : “Les Africains, vous ne comprenez rien.” Ou : “Si vous n’êtes pas contents, prenez vos affaires et rentrez dans votre pays.” Y a pas de respect. » Happy est arrivée du Nigeria il y a cinq ans. D’abord hébergée dans un foyer pour demandeurs d’asile à Lille, elle a dû le quitter quand sa demande a été rejetée. Elle a vécu cinq mois dans la rue. La Halte-Saint-Jean, c’était l’assurance d’un toit, d’être nourrie, d’avoir une activité. Et, elle l’assure, « la promesse d’avoir les papiers ».
Après plus de quatre mois de grève, la médiation engagée par la fédération Emmaüs France avec la direction locale n’a débouché sur rien. Le malaise est profond au sein du mouvement qui en près de trois quarts de siècle n’a cessé de grandir.
Partout, en France, des communautés sont apparues, souvent sans grands moyens, aiguillées par quelques valeurs cardinales : l’accueil inconditionnel, le travail en échange d’un toit et de la nourriture, ainsi que le versement d’un pécule désormais appelé « allocation communautaire ». Le tout sans subvention publique. A l’activité communautaire se sont ajoutées deux branches, une consacrée à l’action sociale et au logement, l’autre à l’économie solidaire et à l’insertion. Les trois secteurs représentent environ trente-trois mille personnes, mêlant bénévoles, salariés et compagnons.
Il a fallu attendre 1985 pour qu’Emmaüs France voie le jour afin de tenter d’encadrer un tant soit peu ces activités. Dans ce vaste écosystème, les compagnons – incluant les compagnes, plus nombreuses que par le passé – sont restés les maillons les plus visibles. Emmaüs en recensait un peu plus de sept mille – certains juste de passage quelques mois – sur l’année 2022, répartis dans cent vingt-deux communautés en France.
Ces structures indépendantes fonctionnent à la manière de PME, avec leur propre conseil d’administration, leur direction. A chacune d’assurer son autonomie financière, avec les dons de meubles et d’objets, la remise en état et la revente. En moyenne, le chiffre d’affaires annuel d’une communauté avoisine le million d’euros.
Enquête en cours
Le mouvement de protestation lancé à la Halte Saint-Jean s’est répandu dans le Nord, où les communautés Emmaüs ont toujours entretenu des relations compliquées avec la fédération nationale. D’autres sites se sont mis en grève : Grande-Synthe, près de Dunkerque, fin août, Tourcoing début septembre, puis Nieppe et Wambrechies. Avec, localement, des situations différentes, les grévistes étant parfois minoritaires. A Wambrechies, dans la métropole lilloise, la mise à pied puis le licenciement du directeur, Valéry Dumoulin, à la suite d’une altercation avec Olivier Morel, le président de la communauté, a déclenché le conflit – les compagnons soutenant le directeur.
Mais, de Saint-André à Grande-Synthe en passant par Nieppe, les mêmes slogans s’étalent sur les pancartes. Il y est question de régularisations, parfois d’accusations de racisme, de mauvaises conditions de vie et de ce statut de compagnon qui ne passe plus. Si Emmaüs avait déjà connu des tensions, jamais elles n’avaient pris une telle ampleur ni remis à ce point en cause l’organisation même des communautés.
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