L’« épidémie de solitude » reconnue comme un problème de santé publique

On peut être sur les réseaux sociaux, habiter une grande ville très peuplée comme Paris, New York ou Londres, et voir ses relations humaines réduites à une peau de chagrin. Un sentiment d’isolement que le Covid-19 a aggravé. Des grandes tablées de voisins aux ministères dédiés, mobilisation pour recréer du lien social.

Le Monde  –  « A Paris, ils étaient plus ou moins nombreux ? » La question turlupine quelques-uns des centaines de New-Yorkais qui, ce dimanche 1er octobre, ont installé des tables tout le long de la 21e Rue, entre les IXe et Xe Avenues.

Certains « capitaines de table » ont entendu parler de la « table d’Aude » qui, en septembre, débordait d’une rue du 14e arrondissement de Paris. Le déjeuner parisien géant était une initiative d’encouragement au lien, organisée par le « laboratoire d’innovation sociale » La République des Hyper Voisins. La tablée de la capitale française était peut-être plus garnie (1 100 assiettes), répond-on prudemment, et aussi organisée différemment. Elle n’avait pas de « capitaines de table ». Comme Wen Zhou, par exemple, qui travaille dans la mode et dont la mère a fait toutes les bouchées vapeur servies à ses voisins. Ou Sherry Overton, qui a commandé de la soul food au restaurant Melba d’Harlem : « Parce que je suis sûre qu’il y a des gens, ici, qui n’ont jamais mis les pieds à Harlem. » Ou Karen Jacob, gérante d’un bed and breakfast dans le quartier, qui a imposé aux membres de sa table de ne pas s’asseoir à côté de quelqu’un qu’ils connaissaient déjà.

La deuxième édition de cette W21 Street Longest Table fait partie des initiatives par lesquelles des associations répondent à l’« épidémie de solitude », une expression entrée dans le vocabulaire depuis qu’elle a fait l’objet d’un rapport de Vivek Murthy, l’administrateur de la santé publique (surgeon general) des Etats-Unis. Avec son sens des formules-chocs, il a noté que la solitude pesait autant sur l’espérance de vie que de fumer quinze cigarettes par jour, faisant par cette seule comparaison basculer la question du registre de l’intime vers celui de la santé publique. « Quand les gens sont socialement déconnectés, le risque d’anxiété et de dépression augmente. Tout comme celui de maladie cardio-vasculaire (29 %), de démence (50 %) et d’infarctus (32 %) », écrivait-il, en avril, dans une tribune publiée par le New York Times.

De nombreuses études font état d’un lien entre solitude et détérioration de la santé. Le 2 octobre, une publication scientifique est ainsi venue établir pour la première fois une corrélation entre solitude et incidence de la maladie de Parkinson. Menée par le professeur Antonio Terracciano, de la Florida State University, auprès de 491 000 personnes suivies pendant quinze ans au Royaume-Uni, cette étude met en lumière un risque accru de 37 % de survenue de cette maladie neurodégénérative chez les personnes seules.

 

Secrétariat d’Etat à la solitude

 

« Je n’aime pas le traitement alarmiste de l’actualité, mais la solitude est, depuis trois ans, un problème grave, confirme Richard Weissbourd, un psychologue qui a coordonné plusieurs études sur le sujet pour la Harvard Graduate School of Education. Appeler ça une épidémie me semble assez approprié. Si vous vous sentez seul et que vous vous retirez du monde, vous n’êtes pas disponible pour les autres, et cela peut les affecter à leur tour… La solitude peut être contagieuse. »

En 2018, le Royaume-Uni avait été le premier pays au monde à créer un secrétariat d’Etat à la solitude (ministry of loneliness), qui n’est pas un poste autonome, mais un titre ajouté au portefeuille du ministre des sports et de la culture. La première ministre de l’époque, la conservatrice Theresa May, s’était laissée convaincre par les conclusions d’un rapport remis par la députée travailliste Jo Cox, qui, peu avant d’être assassinée, en juin 2016, avait lancé une commission parlementaire transpartisane sur la solitude, constatant à quel point celle-ci affectait ses concitoyens dans sa circonscription du Yorkshire, une région du nord de l’Angleterre parmi les plus pauvres du pays. Le Japon, quant à lui, a son ministre de la solitude depuis deux ans. « Les Anglais et les Japonais nous ont précédés », note un des invités de la grande table new-yorkaise.

« Ce n’est pas une épidémie de solitude… C’est une épidémie de distance sociale », rectifie Sherry Overton, qui vient de déménager à Miami, et tenait à être présente à New York pour cette grande tablée. Autour des grands plats partagés, on trouve des gens pour assurer, comme Maryam Banikarim, riveraine à l’origine de cette initiative, qu’il leur a fallu le Covid-19 pour comprendre qu’ils étaient du quartier et que les liens y sont plus forts qu’avant. On rencontre aussi des gens déplorant les effets délétères de l’épidémie sur leur vie sociale. En 2022, la grande tablée de la 21e Rue comptait, parmi les participants, un jeune employé de Facebook, en télétravail depuis les premiers cas de Covid-19, qui ne connaissait personne autour de lui. Avec le développement du travail à distance, on a oublié que le bureau était l’un des premiers lieux où l’on se fait des amis.

« Les problèmes de solitude existaient déjà avant le Covid, mais est-ce qu’on y faisait attention ? », dit Mary Rocco, qui étudie le développement urbain au Barnard College et qui, dans de précédentes recherches, s’est penchée sur les liens d’entraide pendant la pandémie. Elle est venue avec seize étudiants en urbanisme pour analyser les types de liens que créent des événements comme cette grande tablée. Ils avaient préalablement envoyé des questionnaires aux participants et s’apprêtent à les interroger après le repas.

 

Un adulte sur trois dans le monde

 

Au nom de la santé publique, la solitude a rarement été autant étudiée. Dans un récent rapport, l’Organisation mondiale de la santé constate qu’un adulte sur trois dans le monde se sent seul. Aux Etats-Unis, « le temps qu’un individu consacre en personne à des relations avec des amis est passé de soixante minutes par jour en 2003 à vingt minutes par jour en 2020 », note le rapport de l’administrateur de la santé publique. 

En mai 2021, l’enquête « American Perspectives Survey » indiquait que les Américains déclaraient avoir moins d’amis qu’autrefois, qu’ils leur parlaient moins et qu’ils s’appuyaient moins sur eux en cas de besoin. Près de la moitié d’entre eux (47 %) disaient avoir perdu contact avec des amis au cours des douze derniers mois, et presque 50 % ajoutaient ne pas s’être fait de nouveaux amis au cours des douze derniers mois (pourvu que ce ne soit pas la même moitié !). En France aussi, l’Observatoire des vulnérabilités du Crédoc montre une hausse du sentiment de solitude, avec un gain de 10 points en deux ans aux réponses « tous les jours ou presque » ou « souvent » à la question « vous arrive-t-il de vous sentir seul ? ». Ces réponses sont passées de 19 % en avril 2020 à 29 % en juin 2022.

Dans le téléphone de Maryam Banikarim, un message d’une femme de Cloverdale, une petite ville dans le nord de la Californie, qui lui demande des conseils pour préparer à son tour un événement de ce type. « Il y a le Hidden Project, au Royaume-Uni, la Social Street, en Italie, et, bien sûr, La République des Hyper Voisins et leur immense tablée le long de la rue de l’Aude, à Paris… On fait partie d’un mouvement », assure Mme Banikarim.

Mais est-ce que c’est vraiment avec de grandes tablées qu’on va lutter contre l’épidémie de solitude ? « Notre envie, c’est de changer la ville, pas de faire des kilomètres de table », rétorque Patrick Bernard. Il est à l’origine de la « table d’Aude » du 14e arrondissement parisien, ce grand banquet de quartier qu’il considère comme la « plus visible mais pas la plus importante » des initiatives mises en place par sa République des Hyper Voisins pour multiplier les interactions de quartier, parmi lesquelles des rencontres et soirées, des commandes groupées, des ateliers, du compost… Puisque le village n’existe quasi plus, pense-t-il, il faut le recréer en ville. « Paradoxalement, c’est la ville qui peut orchestrer des mécanismes contre l’isolement », affirme-t-il. La semaine prochaine, il a rendez-vous à l’Elysée avec La Fabrique du nous, un think tank sur le vivre-ensemble : « Il y a une acceptation du terme d’“épidémie de solitude” depuis le confinement, et beaucoup de bonnes intentions, mais, derrière, je ne vois pas de mécanisme à l’œuvre. »

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Source : Le Monde

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