En Côte d’Ivoire, les parents victimes du « racket » des professeurs précaires : « A chaque rentrée, on nous fait les poches »

 Le Monde  « Darons d’ailleurs ». Chaque semaine, un de nos journalistes à l’étranger explore la parentalité hors de nos frontières. Bien que la scolarité dans un établissement public soit officiellement gratuite, les familles ivoiriennes doivent débourser d’importantes sommes. Notamment pour régler les cours de soutien plus ou moins imposés par les enseignants, qui y trouvent un moyen de compléter leurs revenus.

Marguerite Brou est catégorique : depuis qu’elle a des enfants, le mois de septembre est « le pire de l’année ». Secrétaire administrative dans une entreprise privée, elle élève seule ses deux enfants, son fils et sa fille âgés de 7 et 11 ans, qui fréquentent des établissements scolaires d’Adjamé, un quartier populaire et central d’Abidjan, la capitale économique ivoirienne.

Officiellement, en Côte d’Ivoire, l’école publique est censée être gratuite – et obligatoire de 6 à 16 ans –, mais, dans les faits, cette mère célibataire est contrainte, à chaque rentrée, « de piocher dans [s]a petite épargne pour régler une multitude de dépenses » connexes, dit-elle. Inscriptions, fournitures et manuels scolaires, uniformes, photos de classe, tickets de cantine… Sans compter les « frais annexes », une sorte de loyer destiné à entretenir l’école et le personnel – hors enseignants – qui y travaille. Interdits depuis 2021, ces frais annexes sont encore exigés par les directions des établissements publics. Pis, à l’occasion de la reprise des cours, le 11 septembre, ils ont même augmenté.

Marguerite, qui gagne 250 000 francs CFA (380 euros) par mois – le salaire minimum national est de 75 000 francs CFA – est ainsi obligée de débourser, en septembre, plus de 400 000 francs CFA pour scolariser son fils et sa fille. « A chaque rentrée, on nous fait les poches, glisse-t-elle. Mais comme il s’agit de nos enfants, on ne peut pas faire autrement. » Certains n’en ont pas les moyens.

Dans un contexte d’inflation et de hausse généralisée des prix, qui concerne surtout les produits alimentaires de grande consommation, notamment le riz – l’aliment de base dans les foyers –, ces rentrées scolaires toujours plus onéreuses contraignent aujourd’hui des familles précaires, principalement dans les quartiers populaires d’Abidjan, à déscolariser un ou plusieurs de leurs enfants. Afin de lutter contre ces inégalités croissantes qui privent d’école des enfants, le gouvernement a lancé, le 25 septembre, la distribution de 3,5 millions de kits scolaires dans les écoles primaires du pays.

Une réunion « vente aux enchères »

 

A tous ces coûts liés à la rentrée des classes s’en ajoute un qui a pris de l’ampleur ces dernières années au sein de l’école publique ivoirienne : celui du cours de « renfo » (pour renforcement scolaire). S’il s’agit, à première vue, d’une offre périscolaire classique de soutien dispensé par l’instituteur à la fin de la journée, il est aujourd’hui de plus en plus contesté par les parents d’élèves. Et pour cause : en raison de leurs faibles revenus (en moyenne 300 000 francs CFA), les enseignants du public ont vu, dans ces cours complémentaires, un moyen de diversifier leurs rentrées d’argent.

En fonction du quartier d’Abidjan et de l’établissement concerné, il faut prévoir entre 5 000 et 15 000 francs CFA (entre 7,50 et 23 euros) par mois et par matière pour s’offrir ces cours du soir. Des revenus qui permettent aux professeurs de multiplier leur salaire de base par deux ou par trois, et qui les motivent à déployer un ensemble de techniques commerciales dans le but de convaincre les parents d’y inscrire leurs enfants.

Séverin Yobouet en rigole encore : la traditionnelle réunion parents-professeurs de la rentrée s’est transformée, cette année, en une « vente aux enchères », plaisante-t-il, au cours de laquelle les enseignants ont joué le rôle de VRP de leur propre entreprise. « Nous n’avons pas parlé du programme de l’année, les profs nous ont seulement présenté leurs services, les tarifs pour les cours de “renfo” et, surtout, les taux de réussite des élèves qui y ont souscrit les années précédentes », explique ce père de trois enfants.

Dans la foulée de cette réunion peu orthodoxe, des boucles WhatsApp ont été créées par le chef d’établissement pour rappeler les vertus des cours de « renfo » ainsi que leur date de démarrage, le 2 octobre. Une manière, selon M. Yobouet, de préparer les parents à « chercher de l’argent ».

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(Abidjan, correspondance)

Source : Le Monde – (Le 04 octobre 2023)

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