Achille Mbembe, philosophe : « Les putschs en Afrique de l’Ouest annoncent la fin d’un cycle qui aura duré près d’un siècle »

L’Afrique est entrée dans un autre cycle historique et, dans celui-ci, la France n’est plus qu’un acteur secondaire, constate le philosophe et historien, dans une tribune au « Monde ». Le continent se trouve ainsi confronté, selon lui, au choix entre néosouverainisme et démocratie.

Le Monde  – Les prises du pouvoir par les militaires au Mali, en Guinée, au Burkina Faso et au Niger, tout comme d’autres conflits plus ou moins sanglants dans les territoires africains anciennement colonisés par la France, ne sont que des symptômes des transformations profondes que l’on a longtemps occultées et dont l’accélération soudaine prend à contre-pied nombre d’observateurs distraits.

Derniers soubresauts de la longue agonie du modèle français de la décolonisation incomplète, pourrait-on arguer. Encore faut-il préciser que ces luttes sont, pour l’essentiel, portées par des forces éminemment endogènes. A tout prendre, elles annoncent la fin inéluctable d’un cycle qui, entamé au lendemain de la seconde guerre mondiale, aura duré près d’un siècle.

Certes, il existe toujours des bases militaires au Sénégal, en Côte d’Ivoire, au Gabon, au Tchad et à Djibouti. Le franc CFA n’a toujours pas été aboli, et l’Agence française de développement est loin d’avoir achevé sa mue. Entre-temps, les centres culturels français ont changé de nom. Nonobstant la permanence de ces vestiges d’un temps révolu, la France ne décide plus de tout dans ses anciennes possessions coloniales. Au demeurant, la plupart de ces outils et bien d’autres sont dorénavant désuets. Le temps est peut-être venu de s’en débarrasser, et en bon ordre.

Le hiatus serait ainsi clos. Placés pour une fois devant leurs responsabilités, les Africains ne disposeraient plus d’aucune échappatoire. La décolonisation serait parachevée et, surtout, actée. Car l’étau que la France maintenait sur ses anciennes colonies s’est largement desserré en ce début de siècle, parfois en dépit de sa volonté.

Dans le tournant historique en cours, celle-ci n’est plus qu’un acteur secondaire. Non pas parce qu’elle aurait été évincée par la Russie ou par la Chine, épouvantails que savent bien agiter ses ennemis et pourfendeurs locaux dans le but de mieux la rançonner, mais parce que, dans un mouvement inédit et périlleux d’autorecentrage, dont beaucoup peinent à prendre toute la mesure, l’Afrique est entrée dans un autre cycle historique.

Mue par des forces, pour l’essentiel autochtones, elle est en train de se retourner sur elle-même. Pour qui veut comprendre les ressorts profonds de ce pivotage, les luttes multiformes qu’il entraîne et son inscription dans la longue durée, il faut changer de grille d’analyse et partir d’autres postulats. Il faut surtout commencer par prendre au sérieux les compréhensions que les sociétés africaines elles-mêmes ont désormais de leur vie historique propre.

Le continent fait en effet l’expérience de transformations multiples et simultanées. D’ampleur variable, elles touchent tous les ordres de la société et se traduisent par des ruptures en cascade. A la faveur du multipartisme, les enjeux de masse sont de retour, tandis que ne cessent de se creuser de nouvelles inégalités et qu’apparaissent de nouveaux conflits, notamment entre genres et générations.

 

Lame de fond

 

L’arrivée dans l’espace public de celles et de ceux qui sont nés dans les années 1990-2000, et ont grandi dans un temps de crise économique sans précédent, constitue un événement charnière. Il coïncide avec le réveil technologique du continent, l’influence grandissante des diasporas, une accélération des processus de créativité artistique et culturelle, l’intensification des pratiques de mobilité et de circulation et la quête forcenée de modèles alternatifs de développement puisant dans la richesse des traditions locales.

Enjeux démographiques, socioculturels, économiques et politiques s’entrecroisent désormais, ainsi que l’attestent la contestation des formats politico-institutionnels, issus de la décennie 1990, les mutations de l’autorité familiale, la rébellion silencieuse des femmes et une aggravation des conflits générationnels.

A cette première lame de fond se greffe la montée en puissance du néosouverainisme, version appauvrie et frelatée du panafricanisme. Dans le contexte actuel de désarroi idéologique, de désorientation morale et de crise du sens, le néosouverainisme est moins une vision politique cohérente qu’un grand fantasme. Aux yeux de ses tenants, il remplit d’abord les fonctions de ferment d’une communauté émotionnelle et imaginaire, et c’est ce qui lui octroie toute sa force, mais aussi son pesant de toxicité.

Ses principaux bataillons se recrutent parmi les franges de la jeunesse continentale présente sur les réseaux sociaux. Il puise aussi dans l’immense réservoir des diasporas. Souvent mal intégrée dans les pays où elle a grandi, et parfois traitée par ces pays qui l’ont accueillie en citoyens de seconde zone, une bonne partie de la jeunesse afro-descendante assimile ses épreuves aux grands combats panafricanistes de l’après-guerre contre le colonialisme et la ségrégation raciale. Le néosouverainisme n’est pourtant pas l’exact équivalent du panafricanisme.

Ce que l’on n’a en effet pas suffisamment souligné, c’est à quel point l’anticolonialisme et le panafricanisme auront contribué à l’approfondissement de trois grands piliers de la conscience moderne, à savoir la démocratie, les droits humains et l’idée d’une justice universelle. Or, le néosouverainisme se situe en rupture avec ces trois éléments fondamentaux.

D’abord, se réfugiant derrière le caractère supposé primordial des races, ses tenants rejettent le concept d’une communauté humaine universelle. Ils opèrent par identification d’un bouc émissaire, qu’ils érigent en ennemi absolu et contre lequel tout est permis. Ainsi, quitte à les remplacer par la Russie ou la Chine, les néosouverainistes estiment que c’est en boutant hors du continent les vieilles puissances coloniales, à commencer par la France, que l’Afrique parachèvera son émancipation.

Le culte des « hommes forts »

Obnubilés par la haine de l’étranger et fascinés par sa puissance matérielle, ils s’opposent, d’autre part, à la démocratie qu’ils considèrent comme le cheval de Troie de l’ingérence internationale. Ils préfèrent le culte des « hommes forts », adeptes du virilisme et pourfendeurs de l’homosexualité. D’où l’indulgence à l’égard des coups d’Etat militaires et la réaffirmation de la force comme voies légitimes d’exercice du pouvoir.

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Achille Mbembe,

philosophe et historien, est directeur de la Fondation de l’innovation pour la démocratie. Dernier livre paru « La Communauté terrestre » (La Découverte, 208 p., 20 €).

 

 

 

Source : Le Monde

 

 

 

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