L’Afrique, histoire d’un regard globalisant

Enquête - Du continent à civiliser à la terre d’avenir cristallisant les fantasmes, cinq siècles de projection européenne, et surtout française, ont scellé le regard sur l’Afrique, réduite à un toponyme aveugle à la diversité de son milliard et demi d’habitants.

La présence de la France est continue en Afrique depuis deux siècles. Pour comprendre le passé d’un empire qui a occupé le quart nord-ouest du continent, il existe des livres d’histoire. Il y a aussi d’autres lectures, moins académiques, mais également instructives : les discours des présidents qui, désorientés par une dernière décennie qui n’a ressemblé à nulle autre, décrivent des réalités parallèles. « Nous avons gagné cette guerre. Nous avons chassé les terroristes », prétendait François Hollande, en 2013, quelques mois après le déclenchement de l’intervention militaire au Mali. « La France devient le bouc émissaire idéal », s’indignait le président Macron, en février 2023.

En dix ans, la victoire s’est transformée en quasi-défaite. Devenue indésirable au Mali et sur la sellette au Burkina Faso, la France serait seulement victime d’avoir « assumé une responsabilité exorbitante » qui lui « vaut aujourd’hui d’être l’objet par amalgame du rejet » des dirigeants maliens, juge Emmanuel Macron. Responsable mais pas coupable, donc, comme une intenable ligne de crête pour une présidence qui, durant toute la Ve République, n’a cessé de clamer son rôle éminent dans le destin de l’Afrique décolonisée.

Dès le discours inaugural de Brazzaville qui, en 1944, jetait les bases des indépendances, Charles de Gaulle plaçait le chemin vers le « progrès » des colonies au rang de « devoir de la France ». Un demi-siècle plus tard, en 1990, François Mitterrand reprenait ce credo : il faut « aider l’Afrique », cette « laissée-pour-compte du progrès ». Et « si vous choisissez la démocratie, la liberté, la justice et le droit, alors la France s’associera à vous pour les construire », complétait Nicolas Sarkozy, à Dakar, en 2007, où il faisait scandale en affirmant que « le drame de l’Afrique, c’est que l’homme africain n’est pas assez entré dans l’histoire ».

En filigrane, ces discours esquissent un espace-temps. L’Afrique, malgré ses 54 Etats, son milliard et demi d’habitants et ses milliers de langues, est un bloc sur l’avenir duquel la France, cinquante-cinq fois plus petite, reste légitime à s’exprimer. Cette essentialisation, Emmanuel Macron ne la désavoue pas : le président a prononcé 122 fois le mot « Afrique » au fil de l’heure quarante de son discours qui, à Ouagadougou en 2017, fixait le cap de sa « nouvelle page » diplomatique.

Au Sahel, les prétentions continentales se heurtent pourtant au réel. Cette césure saisit de nombreux spécialistes, comme l’historienne Catherine Coquery-Vidrovitch. « Les politiques et les diplomates, parce qu’ils ignorent ce qu’il se passe dans les milieux intellectuels, restent imprégnés par les lieux communs coloniaux », déplore cette dernière, qui a retracé son parcours dans Le Choix de l’Afrique. Les combats d’une pionnière de l’histoire africaine (La Découverte, 2021).

Cette effervescence intellectuelle concernant l’Afrique est particulièrement marquée en France, ces temps-ci. Au Collège de France a été créée, en 2018, la chaire permanente Histoire et archéologie des mondes africains, occupée par François-Xavier Fauvelle, la première consacrée au continent, tandis que se multiplient les ouvrages visant à restituer l’irréductible diversité de cette histoire autant qu’à rompre avec les préjugés hérités de la colonisation. La politiste Sonia Le Gouriellec synthétise ainsi le poids de ces ignorances dans Pourquoi l’Afrique est entrée dans l’histoire (sans nous) ? (Hikari, 2022).

Famines, maladies, guerres : cette spécialiste de Djibouti évoque ces trois clichés comme « les récits privilégiés à l’œuvre dans les médias grand public ». Médias qui ont massivement recours au seul label Afrique pour évoquer les événements qui s’y passent, perpétuant une indistinction propre à ce continent, démontre la chercheuse en comptabilisant les occurrences relatives à l’Afrique et à l’Asie dans les quotidiens Le Figaro et La Croix. L’enseignement concourt aussi à ce « manque d’Afrique », en réduisant son histoire à celle de l’Europe sur ce continent – autrement dit, à la colonisation – et ses sociétés à une somme de problèmes.

Au total, l’Afrique est toujours présentée comme passive et en marge de l’histoire, relève Sonia Le Gouriellec, qui a mesuré le poids de ces poncifs sur ses propres étudiants à Sciences Po. Une enquête lui a permis de dégager les trois stéréotypes les plus répandus parmi ces derniers : l’Afrique serait un continent « en retard sur tout », au territoire composé d’espaces sauvages (jungle, savane, désert), condamné par la violence et la misère à être une cause perdue.

Des préjugés véhiculés par les médias à ceux de ses étudiants, Sonia Le Gouriellec identifie un lien direct. « Le discours du président Sarkozy en 2007 est révélateur de ces représentations qu’ont les élites françaises » et qui s’incarnent dans sa « diplomatie paternaliste, souvent dénoncée ». En particulier au Sahel, où prévaut la cécité sur les dynamiques qui ont conduit à un rejet de la présence française.

 

Paternalisme et légendes

 

Cet aveuglement, le journaliste Rémi Carayol l’attribue au poids d’un logiciel de pensée. « La présence militaire française, progressivement vécue comme une ingérence néocoloniale, a enfin mis en lumière le paternalisme et la condescendance des dirigeants français vis‑à‑vis des Africains et a abouti à un rejet grandissant », décrypte le coordinateur du site Afrique XXI dans Le Mirage sahélien. La France en guerre en Afrique. Serval, Barkhane et après ? (La Découverte, 380 pages, 15,99 euros). Il y souligne le poids des conceptions obsolètes d’une armée encore marquée par le référentiel colonial.

Cette grille de lecture recycle des mythes issus de cette ère, comme celui de l’aptitude au combat des Touareg, et des légendes qui se retrouvent dans les récits publiés par des officiers français de retour du Sahel.

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Source : Le Monde

 

 

 

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