Slate – Quelle riche idée a eu mon frère lorsqu’il a cru bon de m’envoyer une enveloppe qui contenait quelques résidus de ma vie passée. Pris par je ne sais quelle lubie, il s’était lancé dans un grand nettoyage de son bureau et au hasard de ses rangements était tombé sur des souvenirs de famille parmi lesquels figurait la collection complète de mes bulletins scolaires.
Il aurait mieux fait de les brûler. Ou de les jeter au vent mauvais. D’en faire des confettis. Tout sauf de me les envoyer. D’abord, ils empestent comme pas possible, les plus anciens remontent à l’année 1978. Une odeur de renfermé, d’œuf pourri, de cadavre décomposé dont les effluves vous sautent au visage comme si elles cherchaient à vous étrangler. Les souvenirs sont comme les morts, ils n’aiment pas être dérangés et quand on cherche à les ramener à la vie, ils se vengent de cet affront par ces exhalaisons putrides.
Passé le choc des odeurs vint celui des bulletins à proprement parler. Et là j’ai pris cher, très cher même. Hormis l’éducation physique où je m’en tire à peu près à mon avantage, le reste, tout le reste, va du moyen au passable voire au franchement médiocre. Visiblement, l’ensemble des professeurs amenés à juger mes performances de la sixième à la terminale s’accordent tous ou presque sur un point, à savoir que si je n’étais pas complètement demeuré, j’étais par contre brouillon, paresseux, étourdi, désordonné.
«Doit redoubler d’effort.» «Ne travaille pas assez.» «Se laisse aller/vivre.» «Manque de soin dans ses copies.» «Insuffisant.» «Très insuffisant.» «Résultats très moyens.» «Peut et doit mieux faire.» «Trop juste.» «À peine moyen.» «Manque de sérieux.» «Des possibilités certaines mais peu exploitées.» «Un gros effort de méthode et de soin est indispensable.» «Doit s’appliquer davantage.»
Proposition de redoublement en quatrième –les enfoirés.
Sinon, chaque année, je suis autorisé à passer dans la classe supérieure mais avec d’extrêmes réserves et l’engagement formel d’étudier pendant l’été –les salauds. J’ai des constantes aussi. Nul en dessin et en travaux manuels de la sixième à la troisième. Nul en allemand –ma fierté. À la limite de la nullité en sciences physiques et en latin. D’une médiocrité sans nom dans toutes les autres matières. Je n’excelle en rien. En fait, je ne suis ni littéraire, ni scientifique, juste infiniment moyen.
Et je n’en fous pas une.
L’école ne m’intéressait pas. Elle n’était pas faite pour moi. J’avais le malheur d’avoir comme mère une professeure de lettres classiques, français, latin, grec –le tryptique infernal. Autant dire que je fus pour elle une source constante de désillusions. Heureusement que mon frère, bien plus scolaire que moi lui, ramenait chaque trimestre des bulletins dignes d’éloge. Avec moi, c’était chaque fois la soupe à la grimace. Des incompréhensions infinies. Des soufflantes. Des menaces. Du désespoir.
Avoir des bonnes notes ne me disait rien. L’essentiel était de passer de classe en travaillant le moins possible. Travailler! Je n’étais pas venu au monde pour travailler. J’étais encore un enfant, un adolescent, j’aspirais à courir derrière un ballon, à lire des livres, à rêver, tout sauf ouvrir mes cahiers pour apprendre par cœur je ne sais quelle règle de conjugaison, quel théorème abscons. En fait, je voulais juste qu’on me laisse tranquille.
J’ai passé ma scolarité à m’ennuyer. La vraie vie était ailleurs. Partout, excepté dans une salle de classe. Tous les matins, vers les 7h et demie, je sortais de la maison et marchais jusqu’à l’arrêt du PC situé Porte d’Orléans. Un quart d’heure plus tard, j’en descendais pour rejoindre mon lycée que je ne quitterais pas avant 4, 5h de l’après-midi. La vie d’un ouvrier, d’un salarié, d’un employé de banque. L’école est une broyeuse de rêves. Chaque année, elle assassine des millions d’enfants sous prétexte de les préparer à la vie professionnelle, une vision mercantiliste qui engendre des adultes imparfaits, insatisfaits, amers et frustrés.
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