Cinéma du réel : Alassane Diago rappelle les massacres de 1989 à la frontière entre la Mauritanie et le Sénégal

 RFILes massacres et déportations de masse de 1989 entre la Mauritanie et le Sénégal restent des sujets tabous dans les deux pays africains et très mal connus ailleurs dans le monde où l’année 1989 évoque surtout le massacre de Tiananmen à Pékin ou la chute du mur de Berlin. Avec son documentaire « Le fleuve n’est pas une frontière », le réalisateur Alassane Diago a brisé le silence et réuni des témoignages poignants de survivants. Ainsi, il « essaie de fabriquer une mémoire » sur l’injustice persistante de cette escalade de violence raciste. Entretien après la projection au festival Cinéma du réel à Paris.

RFI : Le fleuve n’est pas une frontière nous plonge dans les évènements de 1989, le conflit entre la Mauritanie et le Sénégal, avec de centaines, voire de milliers de morts et de dizaines de milliers de réfugiés et déportés. Qu’est-ce qui avait déclenché cet engrenage de violence ?

Alassane Diago : Les violences ont été déclenchées par une bagarre banale entre des éleveurs mauritaniens et des agriculteurs sénégalais. Les éleveurs mauritaniens ont fait appel aux forces de l’ordre mauritaniennes qui sont intervenues et il y a eu malheureusement deux morts et une douzaine de prises en otage. La situation a dégénéré et il y a eu des représailles au niveau du Sénégal. Cette bagarre banale, partie entre des bergers mauritaniens et des paysans sénégalais, est devenue un conflit entre les deux États et entre des Noirs et des Arabo-Berbères.

Votre film, sur quel point se concentre-t-il ?

Mon film essaie à donner la parole aux victimes des deux côtés, à ces personnes qui sont là depuis plus 30 ans et qui attendent justement que justice soit faite. Ces personnes vivent en Mauritanie et au Sénégal et réclament la justice.

Au début du film, vous prenez la parole en expliquant que vous avez fait ce documentaire aussi en pensant à vos « parents » en Mauritanie et au Sénégal. Vous êtes né en 1985 au Sénégal, quelle est votre implication personnelle par rapport à ces évènements de 1989 ?

Le Sénégal et la Mauritanie, c’est le même peuple. Et ce peuple a toujours existé, bien avant le Sénégal et la Mauritanie. Moi, j’ai grandi avec la souffrance de ces gens-là. Je les ai vus venir en 1989, dépossédés de tout. Ma famille a accueilli une famille de réfugiés mauritaniens. J’ai grandi avec leur histoire, avec leurs traumatismes. Quand j’ai grandi, j’ai toujours voulu raconter leur histoire au cinéma.

Alassane Diago, réalisateur du documentaire « Le fleuve n’est pas une frontière », au Cinéma du réel. © Siegfried Forster / RFI

Vous travaillez depuis 2009 sur ce documentaire auquel vous avez donné la forme d’une assemblée. Les spectateurs regardent une assemblée de survivants de ce conflit et de militants en faveur d’une réparation et d’une réconciliation. Comment avez-vous sélectionné ces 40 personnes et est-ce que c’était difficile de les réunir à Dagana, au bord du fleuve Sénégal 

Ce n’était pas évident. Déjà, le personnage qui m’a inspiré à faire ce film, il n’apparait pas dans le film, parce que cette famille-là avait répondu à l’appel du gouvernement mauritanien en 2007 de rentrer en Mauritanie. Le but était une intégration sociale et économique. Mais, la plupart des gens le regrettaient après. Ils se sont sentis trahis et abandonnés par l’État mauritanien qui n’avait pas tenu ses promesses.

Quand j’ai vu ça, j’ai pris ma caméra, avec l’idée d’aller en Mauritanie, d’aller à la rencontre de ces familles. Mais la police sénégalaise me disait : « votre vie sera en danger de l’autre côté ». Très vite, j’ai compris que je ne pouvais pas faire le film en Mauritanie. Du coup, il fallait essayer de faire un film possible. J’ai continué alors à sillonner le long du fleuve Sénégal pour rencontrer des familles de réfugiés qui voulaient à la terre entière, d’autres me rejetaient complètement. Finalement, on me parlait d’un Monsieur qui ressemblait beaucoup au personnage que je recherchais. Quand je l’appelais au téléphone, il avait des craintes, il avait peur pour sa vie. Mais quand il a compris que j’étais un Peul comme lui, il a accepté de me recevoir. Il voulait à la terre entière et je suis venu au bon moment. Nos combats se joignaient : qu’est-ce qui s’est passé exactement en 1989 ? Pourquoi a-t-il été déporté ? Pourquoi des milliers de Mauritaniens autochtones ont-ils été déportés de leur propre pays ?

Puis, il fallait trouver une forme originale pour raconter son histoire : une rencontre à la frontière sénégalo-mauritanienne, à Adana, sous une tente traditionnelle maure et sous un arbre à palabres africain, où des victimes, des témoins, des professionnels, viendraient parler la première fois de cette histoire-là.

Vous dites : « Tout est fait pour qu’on oublie cette histoire. » Selon vous, c’est le premier film sénégalais consacré à ces évènements de 1989.

En Mauritanie, il y a eu des films qui ont été faits sur cette tragédie. Je pense à 1989 (réalisé en 2009), de Djibril Diaw, un jeune cinéaste mauritanien qui a fini par vivre en France. Ce sont des films qui fâchent l’État mauritanien. Au niveau du Sénégal, c’est aussi un sujet tabou. La population n’a même pas envie d’en parler. Et les deux États sont passés à autre chose aujourd’hui, ils sont en train d’exploiter du pétrole et du gaz, trouvés à la frontière des deux pays. Mais je pense que les deux États doivent cette vérité à ces familles. Sans cette vérité, on ne peut pas se construire, l’avenir n’est pas envisageable. On est en train de tromper toute une génération.

Selon les protagonistes de votre film, les massacres étaient une conséquence presque logique de l’arabisation imposée par le gouvernement mauritanien depuis l’indépendance du pays. Et un autre personnage de votre film explique que la tragédie de 1989, ce n’est « pas un conflit accidentel…, mais le résultat d’un plan étatique, prémédité, planifié et exécuté froidement, d’épuration… ethno-raciale, à l’initiative de militaires mauritaniens. » Quelles preuves matérielles avez-vous pour soutenir une telle thèse dans votre film ?

De preuves matérielles ? À part les témoignages, pas d’autres choses. Je ne me suis pas intéressé aux archives. Chacun a son point de vue sur ce conflit. Le Sénégal a son point de vue, la Mauritanie a son point de vue, des victimes également ont leur point de vue. Il n’y a pas de chiffres officiels sur le nombre de morts. Il n’y a pas de statistiques, elles sont toutes subjectives.

J’ai vraiment voulu donner la parole à ces personnes qui ont souffert et qui souffrent. Pour moi, ces personnes sont les véritables archives, les preuves. Pour moi, ce sont des archives brutes. À travers elles, on découvre cette histoire. Pour moi, c’est le début d’une démarche. Le début d’un travail de mémoire. J’essaie de fabriquer une mémoire à travers cette parole. C’est une parole de victimes, de témoins, et je suis là, je suis leur cadet. Je leur fais confiance. Ils me racontent mon histoire, ils me racontent l’histoire de ces deux peuples. Et en parlant, ils parlent aussi au monde. Je ne peux qu’être solidaire avec leur parole. J’ai promis que je ferai tout mon possible pour que leur parole soit entendue. Et elle a été entendue, et j’espère qu’elle sera comprise et transmise.

« Le fleuve n’est pas une frontière », du réalisateur sénégalais Alassane Diago. © Alassane Diago / Les Films Hatari

Votre décision de vous baser exclusivement sur la parole de victimes, de témoins, de protagonistes, et de ne pas utiliser des archives, est-elle inspirée par d’autres documentaires comme Shoa, de Claude Lanzmann, ou En route pour le milliard, de Dieudo Hamadi ?

Non, je me suis inspiré de mes films. Dans La vie n’est pas immobile, j’ai réuni des hommes et des femmes de mon village pour parler des difficultés de notre village. C’est un film aussi sous l’arbre à palabres. Mais là, c’est beaucoup plus ambitieux. Je réunis vraiment et des Sénégalais et des Mauritaniens pour parler de ce que nous est cher, de notre histoire, de nos maux, de notre souffrance.

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Siegfried Forster

Source : RFI

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