Souleymane Bachir Diagne : « Penser le monde depuis l’Afrique est une urgence »

ENTRETIEN. L’École normale supérieure innove à travers de nouveaux programmes avec l’Afrique, le philosophe sénégalais en explique tout le sens et la portée dans le contexte actuel.

Le Point Afrique – Seize heures, ce mardi après-midi. La salle Dussane de la prestigieuse École normale supérieure de la rue d’Ulm ne désemplit pas. Du fond de l’amphithéâtre jusqu’au premier rang, élèves, lecteurs, journalistes, curieux, chacun s’est choisi une place, au plus près, pour pouvoir capter religieusement chaque mot, chaque concept, énoncé par le professeur Souleymane Bachir Diagne. L’intellectuel sénégalais, l’une des grandes voix de la philosophie aujourd’hui, est depuis le 7 février et jusqu’en mai professeur invité de l’ENS-PSL pour un séminaire exceptionnel sur le thème « Humaniser ».

Le cours du jour a à peine commencé que nous cessons de prendre des notes, Souleymane Bachir Diagne, debout sur l’estrade, a une manière très personnelle de captiver, de sa voix frêle, son auditoire. Le professeur a conçu ce séminaire autour de la question de l’universel « dans un monde décolonisé, c’est-à-dire pluriel et décentré », comme il aime à le préciser. Il est question, ce jour-là, d’explorer le concept de décentrement à partir de lectures, notamment de Simone Weil, et de ses Écrits historiques et politiques. Très vite, Souleymane Bachir Diagne ouvre des perspectives de plus en plus complexes sur les « voies africaines du socialisme » ou encore la notion de décolonialité. Des thèmes qui seront approfondis lors les prochains cours, mais qui soulèvent déjà des échanges riches dans la salle.

Mais qui est Souleymane Bachir Diagne considéré comme l’un des cinquante penseurs du siècle ?

Après avoir enseigné la philosophie à l’université Cheikh Anta Diop de Dakar, puis à celle de Northwestern, à Chicago, Souleymane Bachir Diagne est aujourd’hui professeur dans les départements d’Études francophones et de Philosophie de l’université de Columbia, à New York, dont il dirige également l’Institut d’études africaines (IAS). Ces dernières années, en plus d’écrire des livres majeurs comme Comment philosopher en islam ? (Philippe Rey/Jimsaan, 2013), En quête d’Afrique(s), universalisme et pensée décoloniale (avec Jean-Loup Amselle, Albin Michel, 2018), La Controverse (avec Rémi Brague, Stock, 2019), Le Fagot de ma mémoire (Philippe Rey, 2021), De langue à langue (Albin Michel, 2022), pour ne citer que ceux-là, il est sans cesse sur le terrain.

Ainsi, à Dakar, dès le lancement des Ateliers de la Pensée, en 2017, on le retrouve, aux côtés des penseurs Achille Mbembé et Felwine Sarr, pour jeter les bases d’un projet commun à la fois intellectuel et symbolique pour pallier le défaut de réflexion à partir du continent sur le continent et le monde. À Paris, c’est avec Frédéric Worms, le directeur de l’ENS, que les échanges se densifient, pour aboutir à plusieurs initiatives concrètes, dont le cours « Nouvelles compréhensions du monde », porté par deux universités phares du Continent – Iba Der Thiam à Thiès, au Sénégal, et Witwatersrand à Johannesbourg, en Afrique du Sud – et en collaboration avec le Campus de l’Agence française de développement.

Dans ce sillage a également été lancé le podcast « Modernités africaines », six épisodes pour permettre à un plus grand public de plonger au cœur des débats en cours sur les grandes problématiques du monde depuis une perspective africaine. Ce mardi matin, c’est sous un soleil radieux que l’on retrouve Souleymane Bachir Diagne, premier Sénégalais à intégrer l’ENS dans les années 1970, confortablement installé dans l’historique bureau du découvreur du vaccin contre la rage, Louis Pasteur. Rencontre.

Le Point Afrique : L’École normale supérieure de la rue d’Ulm déploie des initiatives nouvelles pour mieux travailler avec l’Afrique, pourquoi vous a-t-il semblé opportun d’y prendre ? Quelle vision en avez-vous ?

Souleymane Bachir Diagne : L’idée est née il y a plusieurs années, lors de mes nombreux échanges avec Frédéric Worms, l’actuel directeur de l’École normale supérieure. Nous avons d’abord pensé, à l’époque, à la création d’une chaire Afrique, le but étant de coordonner les différentes études existantes au sein de l’École mais dispersées dans différents départements. Puis, les choses se sont accélérées au moment du Sommet de Montpellier, organisé par le président français Emmanuel Macron avec des jeunes Africains et des membres de la diaspora, en octobre 2021, dans lequel nous étions impliqués. Nous avons, alors, pensé qu’il fallait imaginer un espace d’échanges universitaires, d’échanges de savoirs, d’échanges des connaissances, des perspectives et de réflexions communes. En tout cas, cela nous apparaissait comme l’un des fondements les plus sûrs de la nouvelle relation entre l’Afrique et la France.

L’ENS, qui avait aussi cette volonté de s’ouvrir vers les Suds et prioritairement vers l’Afrique, s’offrait tout naturellement comme un lieu idéal pour concrétiser cette vision. Nous nous sommes mis ensemble, avec d’autres collègues, d’autres institutions, pour réfléchir à la meilleure configuration pour qu’un tel espace de réflexions communes et de constitution commune de savoirs, puisse voir le jour. Et c’est comme cela que sont nées deux initiatives fortes. D’une part, ce que nous avons appelé le « Programme suds » dans lequel s’inscrit le cours que je donne en ce moment. Et d’autre part, le cours pilote que nous avons mis en place au sein des universités Iba Der Thiam à Thiès, au Sénégal, et Witwatersrand à Johannesburg, en Afrique du Sud, qui s’appelle « Nouvelles compréhensions du monde ».

Le contexte dans lequel interviennent ces initiatives est particulièrement sensible, en Afrique comme dans les pays occidentaux. Quels chemins entrevoyez-vous afin de faire émerger de manière durable cette vision et ces projets ?

Vous avez raison d’insister sur la conjoncture qui est la nôtre aujourd’hui. C’est une conjoncture où la présence africaine dans le monde est fortement affirmée. Nous voyons bien que le partenariat avec l’Afrique est partout recherché. L’Afrique compte sur le plan géopolitique, évidemment, parce que le potentiel africain, ne serait-ce que par sa démographie, est déjà important. Le contexte est tout à fait favorable à des échanges égaux ou gagnant-gagnant si on veut transposer au domaine du business. L’état du monde commande cela.

Nous vivons un monde difficile, un monde fracturé et un monde qui fait face à des défis sans précédent. Nous avons connu une pandémie absolument inédite qui nous rappelle que nous sommes « une espèce humaine » et que nous devons répondre à ces défis en tant qu’« espèce humaine ». De la même manière, nous vivons une crise environnementale. Tout cela a besoin d’être pensé selon des catégories nouvelles. Le fait de penser selon des catégories nouvelles implique de penser les choses et le monde depuis des perspectives différentes, notamment des perspectives africaines. Penser les questions planétaires depuis l’Afrique est devenu une urgence et c’est devenu une évidence, également.

Voilà la configuration, si vous voulez, dans laquelle s’inscrit ce projet que nous avons pensé ensemble à l’École normale supérieure, avec l’université Iba Der Thiam à Thiès, le Campus de l’Agence française de développement et l’université de Witwatersrand de Johannesburg. Ces différents acteurs représentent parfaitement ce que nous disons d’une élaboration commune entre le Nord français et les Suds.

Le paysage intellectuel africain est en constante évolution. La question persiste encore de savoir de quoi débattent les penseurs africains et quels sont leurs apports aux grandes préoccupations du monde ?

En effet, l’Afrique travaille constamment à faire évoluer ses appréhensions des questions mondiales, mais elle le fait de plus en plus à travers de nouvelles catégories et concepts plus adaptés aux réalités contemporaines. Vous avez les « Ateliers de la Pensée de Dakar », qui se sont développés dans cet état d’esprit. L’un des principes sur lesquels ces Ateliers se sont construits, c’est l’idée que les questions africaines sont des questions planétaires et que les questions planétaires sont des questions africaines. Cela veut dire qu’il ne s’agit pas pour l’Afrique de s’enfermer dans son particularisme et d’élaborer une somme de connaissances qui serait simplement enfermée dans une identité africaine. L’Afrique pense le monde, pense sa relation au monde et pense son devenir.

Les penseurs africains sont des penseurs de la totalité, ils ne sont pas des penseurs de leur propre particularisme, contrairement à ce que l’on croit. On dit que l’universel se trouve au nord et les suds ne peuvent apporter que leurs particularismes. Cela n’a aucun sens, ce n’est pas vrai. Désormais, nous convenons que l’universel, c’est un horizon qu’il faut forger en commun.

C’est le sens du cours que je donne à l’ENS, sur l’universel. L’Afrique est en train de dire « allons-y ensemble » vers l’universel, inventons un humanisme qui soit un humanisme pour notre XXIe siècle. Et dans cet humanisme, l’Afrique a un apport absolument irremplaçable que le monde a besoin d’entendre. Dans cette constitution de l’universel, également, l’Afrique a un rôle important que le monde a besoin d’entendre. Cela est valable pour les humanités, les sciences sociales, mais également sur un plan plus technique.

Prenons l’exemple de ce qu’on appelle les maladies émergentes, nous savons que la mondialisation signifie aussi l’apparition d’un certain nombre de maladies et la pandémie nous a démontré que nous n’étions pas à l’abri, malheureusement, d’autres épidémies avec les changements climatiques et tout ce que cela implique. Dans ces domaines, les savoirs africains qui sont engagés dans la recherche sur ces maladies ont besoin d’être partagés plus largement. Ebola est apparu en Afrique, personne ne s’en préoccupait, jusqu’au moment où il est apparu aux États-Unis, en Europe, etc. Et qui était en première ligne pour à la fois répondre à ce défi et également pour mener les recherches ? Ce sont des Africains. Une des contributions au cours sur les « Nouvelles compréhensions du monde », porte sur l’apport du Sénégal dans la lutte contre la désertification, à travers notamment, l’usage de plantes spécifiques pour développer la fameuse muraille verte. Ce sont des connaissances à partager avec le reste du monde.

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Propos recueillis par

 

 

 

Source : Le Point Afrique (France)

 

 

 

 

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