La Tunisie criminalise les contacts avec les diplomates occidentaux

Des opposants accusés d’avoir parlé à des représentants étrangers, dont André Parant, l’ambassadeur de France à Tunis, sont poursuivis pour « atteinte à la sûreté de l’État ».

Le Monde – Est-il désormais devenu dangereux pour un acteur de la vie politique ou sociale en Tunisie d’échanger avec les chancelleries occidentales ? La question se pose depuis la récente vague d’arrestations en lien avec des accusations de « complot » qui a touché plusieurs personnalités politiques et médiatiques.

Selon les premiers éléments de l’enquête, ces dernières sont soupçonnées d’avoir noué des contacts avec des diplomates dans l’intention présumée de porter « atteinte à la sûreté extérieure de l’Etat ». Parmi ces diplomates figurent André Parant, actuel ambassadeur de France en Tunisie, et son prédécesseur, Olivier Poivre d’Arvor, en poste de 2016 à 2020.

Les accusations, qui se réfèrent à une vingtaine d’articles du code pénal et de la loi contre le terrorisme et le blanchiment d’argent, sont graves bien que peu étayées : offense contre le président de la République, Kaïs Saïed, atteintes à la sûreté intérieure et extérieure de l’Etat, terrorisme. Dans cette affaire, dix-sept personnes sont officiellement mises en examen et encourent jusqu’à la peine capitale. Une partie d’entre elles ont été arrêtées et placées en détention provisoire.

Les forces de sécurité avaient appréhendé, le 11 février, à Tunis et dans sa banlieue, le militant prodémocratie Khayam Turki, fondateur du cercle de réflexion Joussour (« passerelles »), l’homme d’affaire et lobbyiste Kamel Eltaïef et Abdelhamid Jelassi, un ancien dirigeant du parti islamo-conservateur Ennahda. Dans les jours qui ont suivi, Noureddine Boutar, directeur de la station de radio privée Mosaïque, et plusieurs figures politiques ont été arrêtés pour les mêmes motifs : « complot contre la sûreté intérieure et extérieure de l’Etat ». Nombre de ces personnalités n’avaient aucun rapport entre elles, mais leurs arrestations simultanées avaient apparemment pour but de projeter auprès de l’opinion l’impression d’une cohérence dans la conspiration.

Nature du lien

Selon des pièces du dossier qui ont fait l’objet de fuites, les mêmes questions se répètent en boucle dans les procès-verbaux d’interrogatoires. « Etes-vous déjà allé dans une ambassade ? » « Avez-vous organisé des réunions avec des diplomates ? » « Qui vous a autorisé à rencontrer des représentants de pays étrangers alors que vous n’avez aucun statut officiel ? » Pour accréditer leurs soupçons, les enquêteurs tunisiens ont travaillé sur des centaines de captures d’écran de conversations issues d’applications de messagerie instantanée, des listes de contacts téléphoniques, des cartes de visite retrouvées au domicile des prévenus.

Ces éléments épars ont servi à composer un organigramme illustrant un « réseau de relations ». Le document a été versé au dossier judiciaire. Les photos et les noms des principaux suspects y sont disposés aux côtés de ceux de leurs contacts étrangers : des diplomates de plusieurs ambassades. Les liens réels ou supposés entre les différents protagonistes sont indiqués par des flèches. La nature du lien – « contact », « WhatsApp », « rencontre directe » – est parfois précisée. En plus de l’actuel ambassadeur français et de son prédécesseur, leurs homologues italiens et deux représentantes de l’ambassade des Etats-Unis y figurent également.

Les captures d’écran de conversations entre ces diplomates et des personnalités politiques mises en examen constituent une part importante du dossier. Les interlocuteurs y échangent leurs points de vue sur la situation en Tunisie, conviennent de se rencontrer ou partagent et commentent des articles de presse. André Parant, ambassadeur de France en Tunisie, est ainsi mentionné par le biais de ses échanges avec Khayam Turki, figure de l’opposition démocrate et principal accusé.

La présence dans ce dossier de l’ancien ambassadeur français Olivier Poivre d’Arvor est encore plus surprenante. Il avait été cité quelques années auparavant par Maya Ksouri, avocate et chroniqueuse tunisienne. Dans un enregistrement audio qui avait fuité dans la presse locale, cette dernière rapportait une discussion qu’elle avait eue avec M. Poivre d’Arvor. Alors que le président Saïed s’apprêtait à désigner, en juillet 2020, un nouveau chef de gouvernement en remplacement d’Elyes Fakhfakh démissionnaire, le diplomate français aurait confié à son interlocutrice sa préférence pour la nomination de Khayam Turki à ce poste. Il n’en fallait pas plus pour épingler sa photo au tableau de bord des enquêteurs.

Outre les diplomates français, une conversation avec une diplomate américaine a aussi attiré l’attention des enquêteurs. Khayam Turki, qui militait pour fédérer une opposition éclatée, était convenu avec Heather Kalmbach, conseillère politique à l’ambassade des Etats-Unis, d’une réunion avec d’autres figures critiques de M. Saïed. La diplomate avait demandé à M. Turki si elle pouvait être accompagnée de deux « officers », terme renvoyant à des fonctionnaires ou agents de l’ambassade.

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Source : Le Monde

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