Slate – 1945, l’«année zéro», comme l’a qualifiée l’écrivain Ian Buruma. En Allemagne, on se considérait comme des rescapés. «La défaite fut si totale que la question de la survie même de la nation allemande devint incertaine d’un point de vue juridique», écrit l’universitaire Jean-Paul Cahn dans son livre Allemagne 1945-1961. Le pays devait être puni, dénazifié, démilitarisé. Potsdam a confirmé Yalta: l’Allemagne n’aurait plus d’armée et son industrie ne pourrait plus être employée à des fins militaires.
«Aujourd’hui, les gens restent encore très marqués par les bombardements des villes allemandes des années 1940, ils ne veulent pas entendre parler de guerre», confirme Hans Stark, conseiller pour les relations franco-allemandes à l’IFRI, quatre-vingts ans après ces drames.
L’effondrement du militarisme
De la défaite, le Japon n’en est pas sorti moins traumatisé. Tokyo a été bombardée au napalm, Hiroshima et Nagasaki au nucléaire. Bouleversés, les Japonais ont découvert à la radio la voix de leur empereur Hirohito, qui leur a annoncé la fin des combats et «une ère de paix grandiose pour toutes les générations à venir».
Dans le traité de San Francisco, Tokyo a renoncé à son empire et confirmé sa nouvelle nature pacifique. Un pacifisme qui revêt une valeur constitutionnelle. Les Américains, qui tenaient la plume, ont intégré un article 9: «Aspirant sincèrement à une paix internationale fondée sur la justice et l’ordre, le peuple japonais renonce à jamais à la guerre […] Il ne sera jamais maintenu de forces terrestres, navales et aériennes, ou autre potentiel de guerre.»
Les procès de Nuremberg et de Tokyo ont dévoilé aux opinions publiques l’étendue des responsabilités allemande et japonaise dans l’engrenage belliqueux. Longtemps travaillés par des appétits de puissance, ces deux pays ont vu leur tradition militariste s’effondrer.
Le bellicisme allemand plongeait ses racines dans la Prusse du XVIIIe siècle, avec son «roi-sergent», Frédéric II. Pour Mirabeau, «la Prusse n’est pas un État qui possède une armée, mais une armée qui possède un État». Au Japon, ce militarisme était plus récent, remontant au dernier tiers du XIXe siècle. Jusqu’en cette chaotique année 1945.
Désormais démilitarisés, les deux États se sont reconstruits et ont concentré leurs ambitions dans l’économie et le commerce. Et avec succès, puisque l’Allemagne est devenue la locomotive économique de l’Europe, ses excédents commerciaux faisant pâlir d’envie la France. Même succès au Japon, où le renoncement au fait militaire a été contrebalancé par ses performances économiques et son avance technologique. L’exemple a servi de modèle à toute l’Asie.
La montée du pacifisme
La Guerre froide est venue briser le mythe d’un pays sans armée. Dès les années 1950, les deux pays démilitarisés ont dû songer à reconstituer des forces. La guerre de Corée a exposé le Japon à la tache d’huile communiste, que Washington cherchait à endiguer à tout prix. Le protecteur américain a ainsi encouragé le Japon à créer des «forces d’autodéfense» en 1954, et non une armée, qui aurait été inconstitutionnelle… et impopulaire.
Le pacifisme irriguait déjà, et profondément, la société nippone. Pour preuve, un projet de traité de défense avec les Américains s’est fracassé sur le mur d’une opinion très hostile. Dans un pays peu enclin à la contestation, des manifestations, grèves et affrontements ont contraint le Premier ministre à la démission en 1960. «Alors que verser son sang pour le pays était encore la norme quinze ans plus tôt, le fait guerrier est tombé dans un tabou total», rappelle Marjorie Vanbaelinghem, directrice de l’Irsem, au micro du podcast Collimateur.
Le Japon a entièrement délégué sa protection aux États-Unis et l’un de ses Premiers ministres a même qualifié l’île d’Okinawa de «porte-avions insubmersible des Américains». Cette île accueille la majorité des trente-et-une bases américaines et la moitié des 50.000 soldats présents dans le pays. Les Américains n’ont cessé de réclamer une plus grande militarisation du Japon, bloqué par sa Constitution qu’ils ont pourtant écrite, et par une opinion rétive à la chose armée.
Dans les années 2010, Shinzō Abe, issu de la frange nationaliste, a tenté de renforcer ces «forces d’autodéfense». Guère attractives, elles peinent à recruter. «Plus on ira vers une explicitation du fait militaire, plus ce sera difficile de recruter, pronostique Marjorie Vanbaelinghem. On butte sur le pacifisme japonais, dans une société où il n’y a pas d’acceptabilité sociale à aller au combat.»
Une renaissance armée sous contrôle
L’Allemagne a cheminé dans la même direction, avec une différence de taille: l’armée dont la RFA s’est dotée était authentique. La Guerre froide ayant placé le pays sur une faille stratégique, les Américains, là encore, ont encouragé son réarmement. Cela coïncidait avec les desseins du chancelier Adenauer, soucieux de rendre à son pays sa souveraineté. Une nouvelle armée, la Bundeswehr, est constituée, avec un service militaire obligatoire.
«Cette renaissance se fait sous une subordination totale aux principes de l’OTAN et de Washington», souligne l’historien Guillaume Lasconjarias, professeur associé à l’Université Paris-Sorbonne. Mais cette armée est tout sauf symbolique, et prête à arrêter une éventuelle invasion soviétique puisque la RFA de Willy Brandt investissait dedans 3% de son PIB. Aujourd’hui, Berlin peine grandement à atteindre les 2%.
«À l’époque, c’étaient surtout les électeurs de gauche qui étaient devenus pacifiques, davantage que les chrétiens-démocrates», analyse Hans Stark. Cette doctrine anti-guerre a progressé dans les années 1980 avec la crise des missiles et la poussée des Verts, hostiles au nucléaire. Après la réunification et l’effondrement du bloc de l’Est, toute la classe politique allemande s’est rassemblée autour du pacifisme. La fameuse «fin de l’histoire», prophétisée par Francis Fukuyama, est accueillie avec enthousiasme. Le temps des conflits appartenait enfin au passé et, à l’avenir, tous les litiges se régleraient dans le cénacle des Nations unies, et non plus sur un champ de bataille.
Frédéric Pennel — Édité par
Source : Slate (France)
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