En Israël, les citoyens palestiniens otages du crime organisé

En 2022, 109 Palestiniens citoyens d’Israël ont été tués dans des actes criminels. Les autorités détournent le regard, tant que ces meurtres ne touchent pas les Israéliens juifs.

Orientxxi.info Le vendredi, Watfa Jabali passe la journée avec ses huit petits-enfants sur ses terres, en lisière de la ville de Taybeh, dans le centre d’Israël. D’ici, on ne voit que les oliviers et quelques habitations sur les collines ; au printemps, elle plantera des figuiers dans la terre encore en jachère. « C’est ce qui me permet de tenir », sourit la matriarche palestinienne de 53 ans dans sa longue robe noire de velours, son voile bleu nuit assorti.

Le 13 novembre 2018, son fils Saad, 24 ans, a été tué dans son épicerie, en bas de chez elle, vers le centre de Taybeh. « C’était le soir, il était neuf heures moins dix. Ça a duré à peine trente secondes. J’ai entendu des coups de feu, j’ai dit à ma fille : “c’est pour nous”, elle a été voir à la véranda, elle m’a dit, “Saad”. Je n’ai pas pu rentrer dans l’épicerie, je suis restée là à crier : “Saad, Saad” », raconte Watfa Jabali dans un filet de voix rauque. Elle ôte ses lunettes, se frotte les yeux : « Saad n’est jamais ressorti ».

Quelques mois auparavant, celle que tous connaissent ici sous le nom de Oum Shawkat avait repéré un logement. La propriétaire envisageait de le louer à d’anciens voisins des Jabali, une famille qui avait déjà causé des problèmes dans le quartier ; Watfa l’a convaincue de le réserver plutôt à sa fille qui allait se marier. L’autre famille l’a pris comme un affront : « On était devenus les colons », dit-elle. Quelques semaines avant le meurtre, l’épicerie avait déjà été visée deux fois par des tirs. La police, avertie, était venue constater. « Ils n’ont rien fait, rien ! », insiste Watfa.

L’enquête sur le meurtre de Saad, en revanche, a été exemplaire. En 2020, selon les calculs du journal israélien Haaretz1, seuls 23 % des meurtres ont été résolus chez les Palestiniens d’Israël — contre 71 % pour les juifs israéliens. « C’est le seul cas où les familles du quartier ont aidé la police », poursuit Oum Shawkat en allumant une fine cigarette. Il y a même eu un procès : le 30 mai 2021, Sari Abou Rabia’an a été condamné à trente ans de prison et son complice, mineur, à dix ans. « Quand le verdict est tombé, des gens sont venus célébrer. Ils m’ont dit : tu réalises ? Des mères, qui ont aussi perdu leurs enfants, trouvent que j’ai de la chance. Mais quelle chance ? Vous voyez où on en est arrivé ? », lâche Watfa en tapotant rageusement la table de sa petite main.

La criminalité explose parmi ceux qu’Israël appelle les « Arabes israéliens », descendants de Palestiniens qui sont restés sur leurs terres lors de la Nakba, la naissance d’Israël en 1948, quand l’immense majorité a été contrainte à un exil qui dure jusqu’à aujourd’hui. Ils ne représentent qu’un peu plus de 20 % de la population israélienne, mais 70 % des meurtres2. En 2022, 109 Palestiniens ont été tués — l’immense majorité dans le cadre de règlements de compte au sein du crime organisé.

 

« Tant qu’ils se tuent entre eux »

 

Le basculement a eu lieu il y a vingt ans. En 2003, trois personnes ont été tuées et 19 blessées à Tel-Aviv dans une explosion visant l’un des patrons de la mafia de l’époque, Ze’ev Rosenstein. Lui s’en sort indemne. L’État passe à l’action : en dix ans, les principales organisations mafieuses juives sont démantelées et leurs chefs envoyés en prison. « Aujourd’hui, des gens viennent de tous les pays, y compris d’Italie, pour apprendre les techniques israéliennes de lutte contre la criminalité ! », souligne Walid Haddad, criminologue basé à Nazareth qui a travaillé une quinzaine d’années au ministère de l’intérieur avant de démissionner.

L’un des pilotes de cette politique est le ministre des finances de l’époque, Benyamin Nétanyahou. Le crime organisé se déplace alors dans les communautés palestiniennes. L’État laisse faire ; l’idée qui prévaut alors est que « tant qu’ils se tuent entre eux, c’est leur problème », comme l’a avoué l’ancien ministre à la tête de la police, Omer Bar-Lev en 20213.

Ces aveux ont lieu quelques mois après les émeutes de mai 2021. Alors qu’Israël réprime violemment les manifestations à Jérusalem et en Cisjordanie et bombarde Gaza, un front s’ouvre aussi à l’intérieur même du pays, entre Palestiniens et juifs israéliens. Les autorités israéliennes craignent alors que la violence ne déborde hors de la seule communauté arabe. Le crime organisé devient un sujet national, auquel le gouvernement de l’époque, arrivé au pouvoir avec l’appui du parti islamiste Raam, consacre un plan quinquennal.

En 2022, la police a également lancé une campagne intitulée « Route sûre ». « Grâce à l’action déterminée et sans compromis de la police, 73 tentatives d’assassinat ont été déjouées, 507 mises en examen ont été prononcées contre des individus considérés comme de grands criminels dont 37 étaient membres d’organisations criminelles dans les communautés arabes », rapporte le porte-parolat des forces de l’ordre dans une réponse à Orient XXI.

 

Armes et impunité

 

Les médias israéliens s’emparent du sujet, parlent d’« épidémie » ; mais le problème est éminemment politique, rappelle Weaam Baloum, chercheur à l’association Baladna pour la jeunesse arabe et co-auteur d’une longue étude sur le sujet4. Dans les quartiers arabes de Lod, dans le centre du pays, après un homicide, dit-il, les policiers

ferment la zone pour 10-15 minutes, puis s’en vont. Un jour, un juif marchait dans le quartier et a été tué par erreur dans une fusillade entre gangs arabes. Les gens nous ont dit que la police est venue et a collecté toutes les balles dans la rue, toutes les cigarettes, ils sont restés des heures, fouillant, interrogeant les gens… Les habitants ont vu la différence ! Ce n’est pas seulement raciste, ça donne un signal : un feu vert pour tuer les Arabes.

L’impunité nourrit la peur. Même les témoins directs des crimes ne parlent pas.

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Clothilde Mraffko

Journaliste.

Source : Orientxxi.info 

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