La France, théâtre d’opérations d’influence pro- et anti-Qatar

Enquête - « Story Killers ». L’émirat est au cœur, depuis des années, d’affrontements en ligne dans l’Hexagone. Dernier en date, une manipulation complexe que « Le Monde » relie à une discrète officine israélienne de désinformation.

Le Monde – « C’est quoi tous ces flyers dans Paris la les gars ?? Y’en a de partout ! » Le 12 décembre 2022, sur Twitter, Maxime Andrieux partage la photo d’un étrange tract, déposé sur le capot d’une voiture et dénonçant, sur un ton sarcastique, la corruption organisée par le Qatar en France. A première vue, il n’y a pas de raison de douter : cette même photo de tract a été diffusée sur un forum de discussion consacré à La France insoumise, sur le site communautaire Reddit et, en plus de son profil Twitter, Maxime Andrieux dispose d’un compte Facebook, qui le présente comme un Rémois d’origine, venu à Paris pour ses études. Dans un sujet diffusé dans « Le Journal de la nuit » de BFM-TV, dans la nuit du 13 au 14 décembre, le présentateur Rachid M’Barki affirme, images à l’appui, que « des milliers de tracts » de ce type auraient été diffusés dans la capitale.

Pourtant, tout cela est fictif : le sujet de BFM-TV est une commande d’un agent d’influence français travaillant pour le compte de multiples acteurs, et Maxime Andrieux n’existe pas. Il s’agit d’un « avatar » créé de toutes pièces par « Team Jorge », une officine israélienne rassemblant des mercenaires de la désinformation, vendant au plus offrant ses services variés, allant du piratage à la diffusion massive de contenus par des réseaux de faux internautes.

De novembre 2022 à janvier 2023, Le Monde et ses partenaires ont pu observer une étrange campagne de dénigrement centrée sur la France et visant l’ancien procureur général du Qatar, Ali Bin Fetais Al-Marri. Une opération qui s’appuie aussi bien sur de faux comptes Facebook, Twitter et Reddit que sur des contenus publiés en masse sur des plates-formes de blogs et, surtout, sur deux sujets de BFM-TV, diffusés en pleine nuit par Rachid M’Barki, journaliste mis à pied le 11 janvier et visé depuis par un audit interne de la chaîne.

 

L’objectif de cette campagne est de faire de M. Al-Marri, tombé en disgrâce au cours de l’été 2021 à Doha, le principal visage de la corruption qatarie. Une campagne opportunément montée en puissance en décembre 2022 alors qu’éclatait, à Bruxelles, le vaste scandale du « Qatargate », tournant notamment autour de soupçons de versements de pots-de-vin à des élus européens. « Ali Bin Fetais Al-Marri et son cousin Ali Bin Samikh Al-Marri sont les cerveaux derrière le “Qatargate” », écrit ainsi Hugo de La Croix, faux internaute marseillais disant travailler au consulat américain à Strasbourg, sur un groupe Facebook créé par Team Jorge et rassemblant plus de deux cents membres. Dans une vidéo TikTok largement diffusée par le réseau, la cible est présentée comme « l’homme le plus corrompu sur terre ».

 

Un donneur d’ordres à Bahreïn

A la fin de novembre, le réseau de faux comptes de Team Jorge surfe aussi sur la Coupe du monde de football organisée au Qatar, ne se privant pas de parler des débats autour du boycott de la compétition. « A tous ceux qui souhaitent boycotter la Coupe du monde, boycottons plutôt les Qataris établis sur le sol français qui soutiennent les Frères musulmans et qui tentent de corrompre nos dirigeants depuis des années, comme Ali Bin Fetais Al-Marri », écrit par exemple un avatar sur r/france, la section francophone du forum de discussion Reddit. La publication est accompagnée de photos de l’ex-procureur général du Qatar en compagnie d’anciens responsables politiques français, comme Nicolas Sarkozy et François Hollande, et affublée d’un étrange « Source : BFM-TV ».

Des ennemis, Ali Bin Fetais Al-Marri n’en manque pas. En France, au moins deux plaintes ont été déposées contre lui : une pour détention arbitraire, par l’entrepreneur français Jean-Pierre Marongiu, qui affirme avoir été escroqué puis détenu au Qatar de manière illégale ; une autre pour blanchiment, déposée par un membre éloigné de la famille régnante de l’émirat, les Al Thani. M. Al-Marri a également fait l’objet de multiples enquêtes de presse, portant aussi bien sur les biens immobiliers de prestige qu’il détient en France et en Suisse, que sur des soupçons de « cadeaux », dont des montres de luxe, offertes à des officiels. Et ce alors que M. Al-Marri a fondé une association suisse de lutte contre la corruption et occupe le poste d’avocat spécial auprès des Nations unies pour la lutte anticorruption.

 

Malgré cela, le donneur d’ordres présumé de la campagne visant M. Al-Marri ne se trouve ni à Paris ni à Genève, mais à Bahreïn, selon les informations de Libération, que Le Monde a pu largement recouper. Cette opération élaborée est, en réalité, un rouage d’un imbroglio juridico-politique complexe, qui trouve son origine dans une décision défavorable à la monarchie bahreïnie, rendue en 2001 par la Cour de justice internationale, dans un contentieux territorial l’opposant au Qatar. Manama suspecte que la décision a pu être entachée de corruption, mais, vingt ans après les faits, les recours sont tous éteints. A moins de pouvoir rouvrir le dossier, par exemple en montrant que des biens immobiliers à Paris ont été achetés grâce au blanchiment d’une précédente opération de corruption…

Signalement d’un député français téléguidé

Armée de « bots », images sur BFM-TV, tractations politiques et médiatiques : de gros moyens ont été mis dans cette opération anti-Al-Marri. D’après les informations de Libération, le député de Vendée Philippe Latombe (MoDem) a ainsi fait un signalement auprès du Parquet national financier (PNF) visant à la fois Ali Bin Fetais Al-Marri et deux autres personnalités reliées à la décision controversée de 2001 dans le litige bahreïni, et portant notamment sur des soupçons de corruption et de biens mal acquis. L’élu français a été approché par un agent d’influence bahreïni, selon Libération, qui lui aurait suggéré d’effectuer ce signalement à la justice. Ce dernier n’a, pour l’heure, pas débouché sur l’ouverture d’une enquête. Le PNF a déclaré au Monde être actuellement en train d’analyser ce signalement.

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Source : Le Monde

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