Le Monde – Avec délicatesse, Lilian Kiganga étale une crème bleutée sur le gâteau rond, puis le pique de ballons de football miniatures et d’un « joyeux anniversaire » en lettres dorées : la commande du lendemain est presque prête. Cette pâtissière n’a ni atelier ni boutique. Le deux-pièces exigu qu’elle habite avec ses deux filles à Kariobangi, un quartier populaire de Nairobi, embaume le bubble-gum et la vanille. Dans la minuscule cuisine, les étagères regorgent de moules à manqué, d’arômes et d’ustensiles de décoration. Au milieu du salon, où cohabitent sofas et lits superposés, la table basse tient lieu de zone de dressage.
Lilian Kiganga vend ses produits exclusivement via les réseaux sociaux et les applications téléphoniques. Elle n’a pas de magasin physique et elle prépare ses gâteaux sur commande dans son petit appartement d’un quartier populaire de Nairobi.
Sa vitrine, c’est sa page Facebook, « Maliki Bakers », comptant plus de 12 000 abonnés, complétée par un compte Instagram du même nom. Ses clients peuvent y voir défiler des centaines de gâteaux colorés, faits sur mesure, certains en forme de chemise, de robe de princesse ou de ballon – une douceur dont les Kényans raffolent pour les grandes occasions.
« Les réseaux sociaux représentent 40 % de mes nouveaux clients, le reste, ce sont des recommandations, évalue l’entrepreneuse en montrant ses différents comptes. Je poste quatre ou cinq gâteaux à chaque fois pour ne pas fatiguer les gens. Je donne toujours la saveur, le nom Maliki Bakers, le numéro de téléphone. » A chaque application son rôle : Facebook et Instagram pour la promotion, WhatsApp pour la négociation et la finalisation des commandes (il faut compter environ 2 500 shillings, soit près de 19 euros, pour un gâteau de 1 kilogramme).
Lilian, alors sans emploi mais titulaire d’un diplôme en pâtisserie qu’elle n’avait jamais mis à profit, s’est lancée dans cette activité au début de la pandémie de Covid-19, quand la vibrante capitale kényane était à l’arrêt. Elle vend aujourd’hui une vingtaine de gâteaux chaque mois, qu’elle livre elle-même dans toute la ville. « La pâtisserie paye le loyer, paye la nourriture », l’école de la petite et l’université de l’aînée de ses enfants, salue-t-elle avec humilité.
Caractère très informel
A Kilimani, un quartier plus cossu de Nairobi, Juliana Busera vend quant à elle des tissus africains depuis son salon équipé de la fibre Internet. Dans la chambre des enfants, les placards sont réquisitionnés pour stocker les wax, kangas, batiks et autres pièces qu’elle va régulièrement collecter en Tanzanie, au Togo ou au Ghana, puis qu’elle poste sur ses comptes. Posé contre un mur, un grand panneau de polystyrène blanc sert de fond aux photographies, afin de faire ressortir motifs et couleurs.
Juliana Busera prend des photos du Kitenge – morceau de tissu africain traditionnel – qu’elle vend pour les publier sur les pages commerciales des médias sociaux, chez elle à Kilimani, Nairobi, Kenya, le 17 janvier 2023.
« Je pourrais avoir un magasin, mais cela nécessiterait beaucoup d’argent (…) et il y a toutes les obligations légales. Il faudrait aussi que je trouve [le bon emplacement], où il n’y aurait pas trop de gens qui vendraient la même chose », explique celle qui a commencé il y a une vingtaine d’années comme colporteuse dans la rue.
Lilian Kiganga a une entreprise et vend du kite – des pièces de tissu traditionnels africains – exclusivement via les réseaux sociaux et les applications téléphoniques.
Cosmétiques, jouets, vêtements de seconde main, légumes ou encore chapatis (une galette plate d’origine indienne) : au Kenya comme dans de nombreux pays d’Afrique subsaharienne, des milliers de microentrepreneurs vendent chaque jour, directement, leurs produits en ligne. D’autres y proposent leurs services, à commencer par la livraison ou le transport. Selon une étude de 2021 menée auprès de 4 000 petites et moyennes entreprises de huit pays d’Afrique subsaharienne (dont le Nigeria, le Kenya, la Côte d’Ivoire et le Ghana – des poids lourds du continent), 73 % d’entre elles utilisaient les réseaux sociaux pour leur activité.
« Il est très rentable pour quelqu’un de monter un commerce et de promouvoir des biens ou des services à travers les plates-formes sociales, abonde Ryan Short, auteur de cette étude réalisée par la société de conseil Genesis, basée à Johannesburg. Les gens ont accès à un marché instantané, [où] il est très facile de créer une marque très rapidement. »
Commandé par Meta, maison mère de Facebook, Instagram et WhatsApp, ce rapport affirme également que 84 % des sondés considéraient ces applications comme ayant joué un rôle-clé dans leur croissance. Pour Grace Natabaalo, une chercheuse basée à Kampala, en Ouganda, pour la société d’études Caribou Digital, le succès de ce « commerce social » (social commerce, en anglais) tient notamment au caractère très informel des économies subsahariennes.
« En règle générale, il y a beaucoup d’informalité en Afrique, et les réseaux sociaux s’y sont insérés », observe-t-elle. L’experte ajoute que les petits acteurs, rarement enregistrés, tendent à préférer cette vente directe aux véritables plates-formes d’e-commerce, plus structurées mais aussi plus complexes et plus chères.
Rôle fondamental du téléphone portable
« Je pense que le commerce social s’est beaucoup développé parce que nous utilisions déjà les réseaux sociaux, ajoute Mme Natabaalo, soulignant que cette économie soutient particulièrement les jeunes et les femmes, moins susceptibles de décrocher des emplois formels. Vous avez un téléphone, vous avez un accès à Internet, vous avez un réseau [d’amis], et vous commencez un tout petit business à partir de là. »
L’explosion des téléphones portables joue en effet un rôle fondamental dans cette « Facebook économie ». Le nombre d’abonnés mobiles a explosé ces dernières années, atteignant 515 millions en 2021, soit près de la moitié de la population d’Afrique subsaharienne, selon GSMA, l’association internationale des opérateurs télécoms. Et près de 49 % de ces utilisateurs possèdent, selon la même source, un smartphone, qui constitue le principal accès à Internet en Afrique, loin devant les ordinateurs.
Comme ailleurs dans le monde, la jeunesse, notamment urbaine, y raffole des posts Instagram et des challenges TikTok. De plus, le paiement mobile y progresse plus rapidement que sur d’autres continents. Au Kenya, pionnier du secteur avec son incontournable service M-Pesa, les 68 millions de comptes d’argent mobile dépassent largement le nombre d’habitants. Et les entrepreneurs du numérique s’appuient largement sur cette facilité.
A Nairobi, William Karisa déniche des vêtements de seconde main, parfois « de marques comme Gucci ou Louis V » (pour Louis Vuitton), qu’il revend dans sa minuscule échoppe de rue ou bien en ligne, notamment grâce à un groupe WhatsApp rassemblant une centaine de contacts. Grâce au paiement mobile, il peut vendre et faire livrer des habits à l’autre bout du pays, explique ce jeune homme de 27 ans portant de fines dreadlocks et une chaude veste de velours.
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