L’Inde, acteur-clé dans le grand « désordre du monde »

Le Monde EnquêteLeader des pays non alignés dans les années 1950, New Dehli profite du regain des tensions internationales, en Europe comme dans l’Indo-Pacifique, pour affirmer un rôle de pivot aux alliances multiples, que renforce son poids démographique et économique

« L’Inde est plus grande que le monde », fait dire Jorge Luis Borges à l’un de ses personnages, dans le recueil de nouvelles L’Aleph (Gallimard, 1977). Cette assertion, un rien énigmatique, mais bien dans le style de l’écrivain argentin friand des glissements entre réel et imaginaire, pourrait être en train de se réaliser sous nos yeux. L’Inde a désormais acquis une dimension diplomatique et stratégique globale, qui fait d’elle un acteur incontournable et nécessaire. Surtout dans l’espace de l’Indo-Pacifique, mais aussi au-delà.

Car, si l’Inde est peut-être « plus grande que le monde », au sens où, de par sa taille, sa diversité religieuse, linguistique, culturelle et ethnique, elle représente un univers en soi qui tend à refléter le reste de l’univers, elle ne cesse d’affirmer le rôle pivot qu’elle entend jouer sur la scène internationale. Comme le répète à l’envi le ministre des affaires étrangères, Jaishankar Subrahmanyam, député du Parti du peuple indien (BJP), la formation politique du premier ministre, Narendra Modi : l’Inde s’est fixé comme mission de devenir « l’un des pays leaders » de la planète.

Dernière illustration de cette ambition, le pays a pris, en décembre 2022, la présidence du G20, dont le point d’orgue sera la tenue d’un sommet qui réunira, en septembre, à New Delhi, les responsables de nations représentant plus de 75 % du commerce mondial. Le poids de l’Inde est en outre renforcé par le fait qu’elle va devenir, cette année, le pays le plus peuplé du monde – devant la Chine – avec plus de 1,4 milliard d’individus, et qu’elle est devenue, en 2022, la cinquième économie mondiale, supplantant l’ancien colonisateur britannique. « Nous laissons derrière nous ceux qui nous ont dirigés pendant deux cent cinquante ans », s’est réjoui, sarcastique, le premier ministre, Narendra Modi.

 

 

Cette étape constitue le moment tant attendu par M. Modi, ce dirigeant populaire – et populiste – qui incarne la toute-puissance de la droite hindoue nationaliste dans le champ politique. Depuis la fin du XXe siècle, l’ascension continue du BJP a accompagné la montée en gamme de l’Inde sur le théâtre géopolitique planétaire. Après avoir été reconduit au pouvoir pour la seconde fois d’affilée lors des élections législatives de 2019, le chef du gouvernement paraît d’autant plus solidement arrimé au pouvoir que le BJP est bien placé pour voguer vers un troisième succès lors du prochain scrutin, prévu en 2024. Narendra Modi dispose désormais de la légitimité suffisante pour convaincre à l’étranger de l’importance de son pays.

 

« Le monde est une grande famille »

 

Nationalisme rimerait-il avec montée en puissance diplomatique ? Certains en sont persuadés à New Delhi, à commencer par le ministre indien des affaires étrangères. Dans son livre, The Indian Way. Strategies for an Uncertain World (« La voie indienne. Stratégies pour un monde incertain », HarperCollins Publishers India, 2020, non traduit), M. Subrahmanyam vante les vertus de l’idéologie nationaliste pour un grand pays comme le sien en énonçant les principes suivants : « Emotionnellement parlant, le nationalisme contribue à un renforcement du sens de l’unité du pays. En termes politiques, il induit une plus grande détermination à relever les défis nationaux et internationaux. Enfin, sur le plan stratégique, il permet de se focaliser sur les moyens d’exploiter au maximum ses capacités nationales et son influence. »

« Une terre, une famille, un avenir », le slogan de la présidence indienne du G20 affiche les espoirs d’une nation désireuse d’apparaître, y compris auprès des pays du Sud global, c’est-à-dire les nations les moins développées, comme un nouveau phare éclairant le chemin d’un monde en perdition. Par cette devise, Narendra Modi reprend à son compte l’antique notion sanskrite de Vasudhaiva Kutumbakam (« le monde est une grande famille ») à l’appui d’une ambition à la fois très « indocentrée » et supposément altruiste – pour ne pas dire un tantinet mégalomaniaque, persiflent, en Inde, certains contempteurs du premier ministre.

L’Inde n’avait pas attendu d’être à la tête du G20 pour avoir une vision « augmentée » d’elle-même. Dès l’indépendance, en 1947, « l’Inde et ses chefs emblématiques, [Jawaharlal] Nehru, [le Mahatma] Gandhi, ont entretenu chez nous une image d’un pays désireux de peser sur le système international », rappelle Happymon Jacob, professeur et fondateur du Council for Strategic and Defense Research, un think tank établi à New Delhi, spécialisé dans les questions géopolitiques. « C’est ainsi que l’on nous a en permanence entretenus dans l’idée que nous étions, d’une certaine façon, plus grands que nous-mêmes », remarque-t-il, en une involontaire référence à Borges…

Cette ambition s’est cependant dès le départ heurtée à des obstacles, notamment économiques, l’Inde étant, au moment où elle s’arrache de la tutelle britannique, l’un des pays les plus pauvres du monde. La toute jeune république « n’avait pas les moyens matériels de s’affirmer sur la scène internationale », poursuit M. Jacob.

Elle a donc dû choisir des chemins de traverse, optant pour un destin de grande figure du groupe des pays non alignés, c’est-à-dire de ceux qui, en théorie, refusaient la logique de la guerre froide entre Moscou et Washington. L’un des événements fondateurs de ce mouvement est la conférence de Bandung, en Indonésie, qui réunit, en 1955, les stars du tiers-monde naissant : Sukarno l’Indonésien, Zhou Enlai le Chinois, Nasser l’Egyptien, Nehru l’Indien. L’Inde est, déjà, au centre du jeu, celui des « marginaux » de l’ordre mondial.

 

L’Inde a désormais les moyens de sa politique. « Quand la croissance indienne plafonnait à 1 % ou 1,5 %, New Delhi n’était pas en position de peser sur les décisions internationales, observe Harsh V. Pant. Aujourd’hui, en tant que seule économie majeure jouissant d’une croissance très élevée, elle peut être écoutée et projeter un plus haut degré de confiance à l’international, usant de sa réputation établie d’acteur global responsable. » Il ajoute : « Nous sommes dans un moment unique, un moment d’extrême polarisation, où c’est Russie contre Occident, Chine contre Occident. Tout cela place l’Inde au cœur de nombreuses conversations. »

L’antique Bharat (l’Inde) serait-elle ainsi en mesure, particulièrement en cette année où elle va occuper le devant de la scène, de jouer les faiseuses de paix, d’intermédiaire entre le Nord et le Sud, voire entre l’Est et l’Ouest ? C’est sans doute ce que voudrait Narendra Modi, pour des raisons qui tiennent à son image internationale, mais aussi à sa popularité dans son pays, en une année précédant le prochain scrutin.

Cette perspective est cependant accueillie avec scepticisme par nombre d’experts indiens. « L’Inde envoie des fusées dans l’espace, c’est un pays immense, elle dispose désormais d’une armée importante, mais n’oublions pas qu’elle reste un pays très pauvre, relativise le géopolitiste Sushant Singh, chercheur au Center for Policy Research de New Delhi. En matière de PIB [produit intérieur brut] par tête d’habitant, la Chine, c’est 11 000 dollars par an ; l’Inde, c’est 2 000, soyons réalistes ! Même le Bangladesh dispose d’un PIB par tête supérieur à celui de l’Inde. »

 

« L’Inde veut parler au Sud global ? Certes, mais de quel Sud global parlons-nous ?, renchérit Happymon Jacob. Le gouvernement indien se voit comme un leader du monde, alors que le pays n’arrive même plus à être en position de leader dans son pré carré immédiat, l’Asie du Sud, où son influence est en régression… Les pays du Sud global forment-ils par ailleurs un groupe de nations qui se tiennent fermement derrière l’Inde ? Non, ce n’est pas le cas. Même si l’Inde peut très bien se retrouver sur des positions communes avec les pays les plus pauvres sur les questions de changement climatique… »

Les partisans du gouvernement indien auront beau jeu de répondre que l’Inde est désormais prise au sérieux par le Nord global. En novembre 2022, un article du New York Times évoquait une suggestion qu’aurait faite Emmanuel Macron à Narendra Modi lors d’un dîner à l’Elysée, en mai 2022 : le président français aurait demandé au premier ministre indien de convaincre Vladimir Poutine d’entamer des pourparlers de paix avec l’Ukraine.

tant que partenaire stratégique fiable et bon client de la Russie – New Delhi dépend encore grandement de Moscou pour ses fournitures d’armement et la maintenance de ses chars, véhicules militaires et avions de chasse –, l’Inde est bien placée pour jouer les entremetteuses. L’article citait des officiels indiens anonymes, mais de sources diplomatiques françaises, on affirme ignorer toute demande de cette nature de la part de M. Macron à M. Modi.

 

 

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Source : Le Monde  – Le 20 janvier 2023
 

 

 

 

 

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