Le plus beau des buts de Pelé est celui qu’il n’a pas marqué

Slate – En 1970, lors de la demi-finale Brésil-Uruguay, Pelé a eu un geste unique dans l’histoire du football. Une action de génie qui allait à l’encontre de la marche du monde.

Pelé a inscrit 1281 buts lors de sa fabuleuse carrière. Il y en a pourtant un qu’il a manqué –un but presque tout fait– qui, plus que n’importe quel autre, dit le génie de ce footballeur hors pair. Pour une fois, le terme de génie n’est pas galvaudé tant le geste qui amena à ce but raté possède cette singularité propre aux actions frappées du génie humain, de ces coups d’éclat qui semblent être sortis tout droit d’un esprit qui précisément n’a rien d’humain.

Cette action se déroule lors de la demi-finale de la Coupe du monde 1970 et oppose l’Uruguay au Brésil. À un moment de la rencontre, Tostão, d’un ballon savamment dosé, lance en profondeur Pelé. Une situation de jeu comme il en existe dix par match. Il faudrait un tableau noir pour tâcher d’expliquer la suite. En temps normal, depuis que le foot existe et jusqu’au jour de sa disparition, le joueur qui hérite d’une telle passe se doit d’emmener le ballon avec lui pour tâcher de déborder le gardien sorti de ses cages. Ou alors d’essayer de le dribbler d’un contre-pied décisif, s’ouvrant ainsi le chemin du but.

Or ce jour-là, il se passa quelque chose d’absolument unique qui ne s’est jamais répété depuis et ne se répétera probablement jamais. À cet instant précis, l’ordre de l’univers a basculé, comme si le soleil avait rebroussé chemin dans le ciel. Pelé, au lieu de s’emparer du ballon, a continué sa course comme si de rien n’était si bien que le ballon a lui aussi poursuivi sa trajectoire comme si de rien n’était. Cela n’a l’air de rien, pourtant cette dissociation, ce non-dialogue entre le ballon et le joueur, cette rencontre avortée, ces deux cheminements qui refusent de se croiser et filent chacun dans leur coin, cette disruption, possèdent un caractère stupéfiant d’audace et d’inventivité.

Comme il se devait de le faire, Mazurkiewicz, le portier uruguayen, a plongé comme si Pelé avait emmené le ballon avec lui, ce qu’il aurait dû faire, un plongeon forcément dans le vide puisque le ballon ne se trouvait nulle part où il aurait dû être. Si bien que Pelé a juste eu besoin de le récupérer une fois le gardien à terre avant de déclencher une frappe qui passa de peu à côté des buts.

Ce qu’il y a d’effrayant dans cette action –et le génie a toujours quelque chose d’effrayant sans quoi c’est juste un coup d’éclat– c’est que cette gestuelle n’a pas d’explication en soi; elle est tout bonnement incompréhensible. Ce geste n’aurait pas dû se produire. Il va à l’encontre de la marche du monde. Il s’oppose à toute forme de logique, d’instruction, d’éducation, de tous les motifs qui sont à l’origine de nos prises de décision. Qu’un cerveau décide en un éclair de seconde de laisser filer le ballon ainsi avant de le récupérer une fois la feinte passée procède d’une vision qui je le répète n’a rien d’humaine, c’est le E = mc2 du foot.

À cet instant, Pelé est devenu une divinité. Il a cessé d’agir et de penser comme un homme pour endosser la panoplie d’un demi-dieu. Dans une certaine mesure, ce geste est un scandale à lui tout seul. À d’autres époques, pour avoir osé troubler ainsi l’ordre du monde, il aurait été brûlé vif à l’endroit même de son exploit.

Car ce geste, cette feinte, cette course, vous aurez beau les revoir un million de fois, jamais vous ne parviendrez à les comprendre. Toujours quelque chose vous échappera et vous resterez là à vous demander: «Mais comment a-t-il pu avoir une idée pareille? Seul le diable en personne aurait pu procéder de la sorte.» Oui, le diable!

Enriquecardova via Wikimedia Commons

Ce même saisissement, vous l’avez quand vous lisez une Illumination de Rimbaud ou la Petite musique de nuit de Mozart. Ce n’est rien et en même temps c’est tout. C’est d’une simplicité désarmante et en même temps d’une beauté, d’une harmonie telle qu’il existe un monde d’avant et d’après cette création.

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Laurent Sagalovitsch

Source : Slate (France)

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