Pillage colonial – Des butins pas comme les autres

Afriquexxi.infoNote de lecture · En enquêtant sur la restitution du sabre d’El Hadj Oumar Tall au Sénégal, Taina Tervonen s’est intéressée à un autre type de butin colonial : les enfants des chefs africains capturés et exilés dans la «métropole». Dans Les Otages, la journaliste raconte avec talent le drame vécu par Abdoulaye, le petit-fils du souverain toucouleur.

Durant l’énorme battage médiatique ayant accompagné la « restitution » d’objets culturels par la France, qui a commencé, en Afrique, par le Sénégal (avec le sabre douteusement attribué à El Hadj Oumar Tall1), avant de se poursuivre avec le Bénin (les trésors du royaume d’Abomey), et prochainement avec la Côte d’Ivoire (le Djidji Ayokwe, le tambour parleur des Ébriés), très peu a été dit sur la violence qui caractérisait le pillage de ces objets par les forces coloniales françaises.

Aussi, la lecture de l’enquête de la journaliste Taina Tervonen, Les Otages. Contre-histoire d’un butin colonial, publiée aux éditions Marchialy, offre-t-elle l’opportunité de mettre en lumière l’un de ces épisodes : la prise de Ségou par les troupes de Louis Archinard, en avril 1890.

L’histoire d’Abdoulaye, le fils du souverain de l’empire toucouleur Ahmadou Tall, celles de sa famille et de bien d’autres personnes évoquées dans le livre illustrent les humiliations et la violence autant physique que morale et matérielle infligées par les colonisateurs aux habitants des pays conquis. Après la chute de Ségou, capitale de l’empire toucouleur, occupée par les troupes de Louis Archinard, Abdoulaye, alors âgé d’une dizaine d’années, a été séparé de sa famille et expédié en France. Il faisait ainsi partie d’un « butin de guerre » constitué de 96 bijoux en or et en argent ou encore de 518 manuscrits…

Les siens, quant à eux, furent dispersés, à l’exception de son père, Ahmadou Tall, fils d’El Hadji Oumar Tall, qui avait pu s’enfuir avec quelques-uns de ses soldats. Ainsi, dans un télégramme envoyé au gouverneur du Sénégal le 23 juillet 1890, Louis Archinard expose la répartition des femmes du souverain vaincu. Il comptait les offrir à d’autres chefs. Certaines parmi elles étaient accompagnées de leur mère ou de leurs enfants (page 96).

 

Une stratégie d’aliénation

 

Exiler Abdoulaye répondait à un double objectif : d’une part, éviter plus tard une possible tentative de vengeance d’un potentiel adversaire de la France ; et d’autre part, façonner un acculturé, qui pourrait être utilisé ultérieurement comme un relais de l’administration coloniale contre ses propres frères. Cette dernière option pouvait être mise en œuvre en dernier ressort, dans le cas où l’École des fils de chefs, anciennement appelée « École des otages », créée par Louis Faidherbe en 1855, à Saint-Louis, ne suffisait pas à transformer un « élève » récalcitrant en un futur allié.

En cas d’échec, la sanction pouvait être terrible : ce fut le cas notamment pour les deux fils de Mamadou Lamine, un marabout soninké qui s’opposa à la colonisation dans la vallée du fleuve Sénégal à la fin du XIXe siècle, et dont la tête a été tranchée par le colon. Dans une lettre retrouvée par Taina Tervonen, envoyée en octobre 1889 au gouverneur du Sénégal, Louis Archinard évoque leur situation :

Il est fâcheux pour la tranquillité que ces enfants n’aient pas disparu dans la bagarre et qu’on ne les ait pas absolument dépaysés […]. Nous avons élevé deux petits serpents, qui sont intelligents, qui parlent français, l’écrivent de manière à pouvoir être compris […].

Pour mon compte personnel, je suis absolument persuadé que ces enfants que je connais depuis un an, avec l’entourage que je leur connais et les sentiments qu’on manifeste à leur égard, seront pour nous, un peu plus tard, des adversaires d’autant plus dangereux qu’ils auront vécu près de nous. Je ne vois qu’un moyen de nous débarrasser pour l’avenir de deux prêcheurs de la guerre sainte qui sans doute donneront de nouveaux soucis à quelques-uns de mes successeurs et nous imposeront quelques nouvelles insurrections à refréner, ce serait d’envoyer ces deux jeunes gens dans un lycée de Paris. Ils deviendront suffisamment français pour ne plus s’occuper de guerre sainte et pourront être des fonctionnaires précieux ; en tout cas, un séjour de quelques années au milieu de nous leur enlèvera tout prestige religieux aux yeux de leurs compatriotes. […]

J’ai l’honneur de vous prier, Monsieur le Gouverneur, de vouloir bien transmettre cette lettre à Monsieur le Sous-secrétaire d’État des colonies. Je désire vivement qu’elle soit prise en considération. Je suis persuadé, si elle ne l’est pas, que l’avenir démontrera assez vite que je ne me trompe pas aujourd’hui […] (p.82-83)

 

Les prières d’Archinard seront exaucées : ces deux jeunes hommes seront ultérieurement emmenés en France. Mais, contrairement à Abdoulaye, les archives que Taina Tervonen a visitées n’ont pas révélé ce qu’il était advenu d’eux.

L’objectif du colonisateur ayant toujours été de mettre entre lui et la population des pays conquis des indigènes formatés à sa guise, il était naturel de compter sur une élite locale. Des complices, des intermédiaires aliénés, que Jean-Paul Sartre, dans sa fameuse préface des Damnés de la terre, de Frantz Fanon, qualifie d’êtres truqués, de mensonges vivants qui, une fois retournés chez eux, ne parviennent plus à communiquer avec les leurs tant est devenu grand le fossé qui les sépare. Le séjour en métropole et le « lavage de cerveau » qui l’accompagnait faisaient partie de cette stratégie d’aliénation, et, partant, de domination. Ces objectifs n’ont toujours pas changé. Ils se sont juste modernisés, et ils s’actualisent avec des moyens plus subtils et souvent très attractifs.

Louis Archinard, bourreau et « bienfaiteur »

 

La violence coloniale ne se limitait pas seulement à la séparation des familles, comme du temps de l’esclavage. Elle s’illustrait également dans le vil prix que coûtait la tête d’un colonisé. Pour preuve, cette demande pour le moins cynique, méprisante et déshumanisante du Dr Hamy, directeur du Musée d’ethnographie du Trocadéro (Paris), adressée à Archinard en 1883 :

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Bosse Ndoye

Source : Afriquexxi.info

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