Le Monde – C’est un premier soulagement après des années de combat méprisé. Le 6 septembre, le tribunal de Paris a réclamé l’ouverture d’une enquête pour recel d’escroquerie à la suite d’une plainte déposée en juin 2020 par neuf Français adoptés au Mali contre leur organisme d’adoption et leur ancienne correspondante à Bamako : Rayon de soleil de l’enfant étranger (RDSEE) et Danielle Boudault.
Tous reprochent à cet organisme français, toujours agréé par le ministère des affaires étrangères dans cinq pays (Bulgarie, Chili, Chine, Corée du Sud et Inde), d’avoir mis en place des « stratagèmes » pour permettre « le contournement de la loi » dans le but de les faire adopter en France, entre 1989 et 1996, trompant ainsi leurs parents, biologiques comme adoptifs. Aux premiers, cette association aurait promis un séjour temporaire en France pour les enfants. Aux seconds, RDSEE aurait assuré que les petits Maliens avaient été abandonnés par leurs familles d’origine.
Pendant cinq ans, Le Monde a enquêté sur cette association, un des plus importants organismes français à l’origine de l’adoption de plus de 7 000 enfants à travers le monde. Au Mali mais aussi en Centrafrique, à Madagascar, en Haïti, au Pérou et en Roumanie, RDSEE est suspectée d’avoir fait adopter des enfants qui n’auraient pas dû l’être, pour satisfaire les demandes d’adoption à l’international des couples français.
Pour que justice soit rendue, deux avocats de l’Alliance des avocats pour les droits de l’homme (AADH) ont décidé d’enquêter, au Mali. Mes Noémie Saidi-Cottier et Joseph Breham représentent gratuitement les neuf plaignants. Le Monde les a suivis. Ce 27 septembre 2021, ils s’envolent en direction de Bamako.
« J’ai tellement regretté »
Dans un salon feutré d’une auberge de la capitale malienne, six familles les attendent. Ils sont les pères et mères de certains des plaignants. Tous ont eu la chance de retrouver récemment leurs enfants, « volés » disent-ils, par Rayon de soleil entre 1989 et 1996. Ils ne se connaissent pas, mais racontent la même histoire aux deux avocats parisiens, venus récolter leurs témoignages pour les présenter à la justice française. L’histoire d’une association qui aurait exploité leur misère et leur analphabétisme.
« Ils nous disaient qu’ils partiraient en France temporairement, auraient la chance de faire des études et reviendraient nous voir régulièrement. Ils nous ont fait signer des papiers qu’on ne comprenait pas. J’ai tellement regretté », murmure Habi Diakité, en cachant ses larmes avec un pan de son voile. Comme les autres familles, la vieille femme ne sait ni lire ni écrire. Sans qu’elle le sache, ce jour de 1991, l’association lui a fait signer un consentement à l’adoption plénière, consacrant la rupture de la filiation avec ses deux enfants, Youssouf et Mamadou, 3 ans et 5 ans.
Pour la convaincre d’envoyer ses enfants dans l’Hexagone, Danielle Boudault, coopérante française détachée par l’administration pour enseigner le droit à Bamako, lui avait promis que la fratrie serait adoptée par la même famille. Mais arrivés à l’aéroport de Roissy, les deux bambins, en larmes, seront séparés par l’association.
Au début des années 1990, l’adoption internationale tourne au business à Bamako. RDSEE dira elle-même avoir été victime d’un « détournement de fonds au détriment des enfants confiés », perpétré par sa propre antenne locale, l’Association rayon de soleil de l’enfant malien (Arsem), dans un courrier adressé au Quai d’Orsay. Le ministère des affaires étrangères est alerté, dès 1990, des pratiques douteuses de l’organisme qu’il a agréé. Cette année-là, le consul de France avertit ses services : la somme demandée par Rayon de soleil aux familles adoptives, « 20 000 francs par enfant pour les frais à régler à Bamako, ne correspond pas aux dépenses réelles engagées ».
Pourtant, le consulat et la Mission d’adoption internationale (MAI) du Quai d’Orsay – dont le rôle est de contrôler les adoptions réalisées par les organismes agréés –, continueront à délivrer des visas aux enfants adoptés au Mali via RDSEE jusqu’en 2001. Et ce, malgré l’alerte lancée par la MAI elle-même à cette association, en 1998, pour la « rappeler à ses obligations, par rapport au consentement des parents ». A Bamako, les avocats de l’AADH s’interrogent : combien des 320 dossiers maliens gérés par Rayon de soleil se sont révélés irréguliers ? Impossible de le dire.
« Failles de la loi malienne »
Cette tromperie et ces trafics présumés hantent encore une ancienne bénévole française de la Maison d’accueil maternelle et infantile (MAMI, qui a pris le relais de l’Arsem en 1995). Après de long mois d’hésitation, Fanny (son nom a été changé) a accepté de raconter les coulisses de cette maison qu’elle qualifie de « centre d’arrachement des petits à leur mère ». Les femmes que les membres de RDSEE allaient « parfois chercher jusque dans la rue pour les convaincre de donner leur bébé », et « les failles de la loi malienne exploitées par Rayon de soleil pour organiser une filière ».
Vingt-cinq ans ont passé, mais elle n’a pas oublié les mots, répétés, selon elle, par certaines salariées françaises de RDSEE à propos de ces mères maliennes : « Elles font des enfants comme des lapins, on peut bien leur en retirer un », « un de perdu, dix de retrouvés ». Et de regretter : « On a arraché ces gamins à leurs parents, pour le bonheur de couples français en mal d’enfants. »
Dans la France des années 1990, la demande d’adoption étrangère explose car adopter un petit pupille français relève, de plus en plus, du parcours du combattant. Leur nombre décroît, les délais d’attente s’allongent et les conditions posées aux futurs parents se durcissent. Ainsi, en 1991, sur les 20 000 couples souhaitant adopter, seuls 1 000 remplissent les conditions pour en accueillir un. Les 19 000 autres se tournent alors vers l’étranger. La France devient le champion mondial de l’adoption internationale, juste derrière les Etats-Unis.
La trentaine d’associations agréées par le Quai d’Orsay est submergée de demandes, tout comme la MAI qui voit les requêtes de visas s’empiler. En janvier 1992, elle prévient le ministère : « Sans une augmentation de ses moyens (…), la MAI assurera uniquement un contrôle restreint sur l’entrée en France des enfants adoptés. »
Paris est alors dans le comité de pilotage ayant mené à la création de la convention de la Haye, en 1993, un texte aujourd’hui ratifié par quatre-vingt-dix Etats, censé protéger les enfants des trafics à l’adoption internationale. Dans un document interne daté de 1992, le ministère de la justice s’interroge : « Comment la France pourrait-elle d’un côté signer cette convention et de l’autre laisser prospérer la situation décrite sans se faire taxer d’hypocrisie ? » Le 29 mai 1993, Paris signera ce texte, sans avoir toutefois donné plus de moyens à la MAI.
Résultat : les adoptions internationales continuent de croître d’année en année, sans être toutes véritablement contrôlées par le ministère des affaires étrangères. Face à l’afflux des demandes de couples français, à Bamako, le gouvernement serre la vis et crée une commission nationale chargée de filtrer les dossiers, à la fin des années 1990.
Rayon de soleil tente alors à plusieurs reprises de la contourner, tandis que certains des dossiers qu’elle lui présente sont rejetés pour « non-conformité aux dispositions réglementaires » du Mali. Les parents des enfants en passe d’être adoptés sont encore en vie, donc ces adoptions sont illégales.
« Pressions sur des élus »
En 1998, la commission malienne bloque le dossier de cinq enfants. A Paris, les futurs parents adoptifs sont furieux. Ils mettent la pression sur l’association qui, à son tour, écrit à l’ambassadeur de France à Bamako pour demander son « intervention, dans l’intérêt supérieur de ces enfants ». La situation, écrit Rayon de soleil, s’est « débloquée pour un enfant (…) après intervention de Madame le consul », mais celle des quatre autres reste en suspens.
Source : Le Monde
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