M le Mag – Reportage – Chaque année, des avocats ayant prêté serment depuis moins de cinq ans rivalisent de verve lors du concours d’éloquence de la Conférence du jeune barreau de Seine-Saint-Denis. L’occasion pour ces concurrents engagés, aux parcours atypiques et à l’humour mordant, de défendre une certaine idée de la justice dans le département français au plus fort taux de criminalité.
Ils ne sont plus que cinq en lice. Quatre hommes, une femme. Cinq robes noires réunies dans le bureau du bâtonnier, leur patron à tous. « J’ai hâte d’être passé », lâche Baptiste Hervieux, 30 ans, qui fait les cent pas dans le couloir. Ce mercredi 19 octobre, à 14 heures, à la maison des avocats de Bobigny, la tension monte parmi les candidats du concours d’éloquence de la Conférence du jeune barreau de Seine-Saint-Denis, tandis que le public se rassemble au pied du bâtiment.
Pour ce troisième et dernier tour, les concurrents vont chacun avoir quinze minutes pour prouver leur verve face à un jury de cinq membres partagés entre des bâtonniers et des responsables du tribunal. « J’aime bien l’oralité, envoyer des bons mots, faire marrer les copains », confiait plus tôt Baptiste Hervieux, que certains membres du jury ont déjà surnommé « Julien Doré » – il a des yeux bleus et les mêmes longues boucles blondes que le chanteur. « C’est aussi une tribune face aux plus hautes instances, l’occasion de les titiller et de faire passer des messages sur notre profession », pense-t-il. Les jeunes avocats ont le choix entre deux sujets reçus dix jours plus tôt. Baptiste a choisi la question : « Si la vérité blesse, est-ce sa faute ? » D’autres ont préféré une citation de Paul Eluard : « Il n’y a pas de hasard, que des rendez-vous. »
« Moi, je suis beaucoup dans les blagues, je vais montrer que je sais être sérieuse aussi. » Maïmouna Haïdara, avocate
A quelques minutes de la finale, chacun commente son discours. « Moi, je suis beaucoup dans les blagues, je vais montrer que je sais être sérieuse aussi », confie Maïmouna Haïdara, 32 ans, toute de noir vêtue, pommettes et lèvres maquillées de mauve. La jeune avocate est précédée d’une réputation flatteuse. Elle a déjà gagné deux concours, et pas des moindres: le prix Gisèle-Halimi, organisé par la Fondation des femmes, à l’Odéon, en mars, et Eloquentia, en 2014, qui promeut le talent oratoire des jeunes de banlieue. Mais rien n’est gagné : au deuxième tour, le jury a tiqué sur sa prestation, « un peu rapide » et « moins bonne » qu’au premier.
Jean-Baptiste Leclerc, 30 ans, traits fins et allure classique, s’apprête à s’élancer dans l’arène, « ravi » d’inaugurer la finale. Dans moins de trois heures, à l’issue des délibérations, deux lauréats se verront attribuer le titre de « secrétaire » pour les deux prochaines années, ajoutant leur nom à la liste des vainqueurs de ce concours lancé en 2002. Le tandem gagnant s’affrontera le 10 décembre, à travers le procès parodique d’une personnalité publique, sur une scène du Stade de France, lors de la rentrée solennelle du barreau.
Une juridiction à taille humaine
L’ancien ministre socialiste Benoît Hamon était l’invité de l’édition 2018, Gisèle Halimi, avocate mythique de Bobigny, a marqué celle de 2016. L’actuel garde des sceaux, Eric Dupond-Moretti, a également eu droit à son faux procès en 2006, comme le ténor Jacques Vergès, en 2005. « Les deux gagnants seront nos ambassadeurs, expliquait, quelques heures plus tôt, Amine Ghenim, le bâtonnier de Bobigny. Ils accompagneront la bâtonnière qui me succédera lors des déplacements officiels et, du fait de leur mérite, ils pourront être désignés d’office en matière criminelle. »
En Seine-Saint-Denis, toutefois, les jeunes avocats ont déjà facilement accès aux permanences pénales, contrairement à Paris. Aussi, les candidats participent surtout par goût du jeu et des (bons) mots. Pour obtenir un peu de visibilité, aussi. « Nos noms circulent, cela nous fait connaître auprès de nos confrères », souligne Guillaume Arnaud, 42 ans, le doyen de l’édition, « stressé de nature ». « Ça participe vraiment à l’intégration au sein du barreau. »
« A la Sorbonne, nous étions une minorité de personnes racisées et une minorité issue de banlieue. Je me suis souvent sentie seule. » Maïmouna Haïdara
En matière d’éloquence, le concours de la Conférence des avocats du barreau de Paris demeure la référence nationale. Créé il y a deux siècles, il sert de marchepied dans le milieu ultra-concurrentiel des avocats pénalistes de la capitale, et inscrit ses douze secrétaires dans une lignée d’illustres avocats. La Conférence du barreau de Seine-Saint-Denis, elle, s’intègre dans un paysage récent (le tribunal fête ses 50 ans) et à taille humaine : 630 avocats y exercent, contre plus de 30 000 à Paris. Parmi eux, 142 ont prêté serment depuis moins de cinq ans, critère nécessaire, sauf dérogation, pour participer au concours.
« Paris, c’est le prestige, Bobigny, c’est l’engagement, tranche le bâtonnier, absent du jury de la finale pour cause de Covid-19. On ne vient pas seulement dans le 93 pour faire du droit pénal d’urgence, mais par conviction. »
La Seine-Saint-Denis porte l’étiquette du département de France métropolitaine au plus fort taux de pauvreté et de criminalité. Et son tribunal judiciaire, en manque constant de moyens, est le deuxième plus important du pays en volume de dossiers, après Paris. De tradition militante et solidaire, le barreau attire beaucoup d’avocats au parcours atypique, à l’image de Guillaume Arnaud qui, dans une précédente vie, a été forgeron-soudeur et apiculteur, ou comme la pénaliste renommée Clarisse Serre, arrivée à Bobigny par défi après dix-huit ans de carrière à Paris, en dépit des interrogations de son milieu.
Punchlines et alexandrins
« Petite fille noire et grosse, née un 21 mars, journée de lutte contre les discriminations, élevée par une mère célibataire qui n’a pas eu la chance d’aller à l’école, ayant grandi dans une cité du 93, passée par le lycée Paul-Eluard de Saint-Denis, avant d’atterrir dans une des plus prestigieuses facs de France, la Sorbonne. (…) J’ai clairement “twerké” sur les statistiques de mes profs de sociologie. »
Pas sûr que le jury maîtrise la culture hip-hop et ce mouvement du fessier, mais Maïmouna Haïdara, deuxième candidate à discourir, s’amuse des codes comme du déterminisme social, faisant alterner punchlines et alexandrins, humour cash et réflexions profondes. La jeune femme a choisi la citation d’Eluard. Un mantra dans son quotidien. « Il n’y a pas de hasard, il n’y a que des rendez-vous : je l’ai vu comme un signe », explique-t-elle, la veille de la finale, dans son bureau de la rue voisine.
L’avocate attend alors une cliente pour un rendez-vous en droit des étrangers, son domaine de prédilection avec le pénal et les affaires familiales. Enfant déjà, puis adolescente, elle rêvait de « combattre les injustices », à l’image d’Ally McBeal, l’héroïne de la série américaine, qu’elle vénère. Une « avocate, blanche, mince, BCBG… Rien à voir avec moi », mais aussi « drôle, douée, indépendante, qui aidait réellement les gens ».
La brillante bachelière se bagarre pour intégrer la Sorbonne, soutenue par sa mère. Elle y découvre le droit, la culture de l’excellence et un nouvel univers, bourgeois, fait de reproduction sociale. « Je me suis pris une grosse gifle. Ma manière d’être semblait différente. Ma façon de parler, de m’habiller n’était pas la norme. Nous étions une minorité de personnes racisées et une minorité issue de banlieue. Je me suis souvent sentie seule. » L’étudiante résiste, rattrape son retard en orthographe (« mes profs me rendaient des copies toutes rouges ») et en culture générale. « Je manquais de vocabulaire malgré ma mention bien au bac, mes lectures et ma passion pour le théâtre, raconte-t-elle. Mais j’ai su m’adapter en restant moi-même et j’en suis fière. »
« Tes saveurs d’Afrique/Ta solidarité épique/Et malgré ton trafic qui nous parasite/Stains, je crie ton nom ! » Maïmouna Haïdara
En janvier 2019, la trentenaire prête serment devant la cour d’appel de Paris, mais c’est Bobigny qu’elle choisit. C’est dans cette ville qu’elle trouve son premier contrat de collaboration, puis qu’elle pose sa plaque, deux ans plus tard, dans un bureau partagé avec des consœurs. Aujourd’hui, celle qui se revendique féministe devise aussi bien avec des personnalités politiques et des chefs d’entreprise que des jeunes de cité, et défend des victimes comme des auteurs de violences conjugales. « C’est mon rôle d’avocate de défendre tout le monde. Ça ne détermine pas qui je suis dans la vie. » Depuis 2020, la petite fille de Stains (Seine-Saint-Denis) est aussi élue de sa ville, chargée de la lutte contre les discriminations et de l’accès au droit.
« Tes saveurs d’Afrique/Ta solidarité épique/Et malgré ton trafic qui nous parasite/Stains, je crie ton nom ! », déclame-t-elle. Ce 19 octobre, c’est à son tour de convaincre le jury. Elle termine son discours par un pied de nez à ceux qui suggèrent qu’être la seule femme la favorise dans les résultats du concours: « Et si [j’étais élue secrétaire], ça ne serait pas, comme j’ai ouï-dire de la part d’un de mes concurrents, parce que je suis pourvue d’un vagin – croyez-moi, il a d’autres fonctionnalités –, mais parce qu’il n’y a pas de hasard, que des rendez-vous. » En face, le jury sourit : « Merci, Maître. Nous allons délibérer. »
Dehors, le public, qui a été invité à sortir de la salle, salue la candidate à coups de « Bravo ! ». « C’est une fille, elle est noire, elle vient du 93, ça fait trois handicaps, lance l’avocate Stéphanie Toure-Jenni. Nous ne sommes pas visibles. Pour faire oublier notre couleur de peau, nous devons toujours viser l’excellence. » Cette consœur a abandonné le concours avant le premier tour : « J’avais des audiences et un imprévu à gérer. Et puis j’ai quatre enfants, ça fait beaucoup de charge mentale. »
Pousser le jury « dans ses retranchements »
En juin, les ateliers de préparation au concours étaient largement mixtes. Les candidatures n’ont pas suivi, bien que la moitié des secrétaires élus depuis vingt ans soient des femmes. Dès le premier tour, parmi les quatorze postulants, il n’y avait qu’une femme. « Même si elles sont nombreuses dans la profession, les femmes osent moins se mettre en avant, constate Valérie Grimaud, ex-bâtonnière et membre du jury de la finale. Si elles ont le sentiment de ne pas tout maîtriser, elles n’y vont pas. C’est une question d’éducation. »
« Dans mon palais de l’abominable Bobigny, le plafond fuit, les toilettes fuient, les prévenus fuient (…) Il y a tout de même du bon, ces jours-ci. Cinq cent vingt-quatre gardes à vue, dont 522 ventes à la sauvette. Le crime recule à vue d’œil. » Baptiste Hervieux, avocat
Si les compétitions de joutes verbales prolifèrent dans la profession, notamment durant les études de droit, le concours de la Conférence a ses propres critères. « Ce qu’on recherche, c’est l’avocat, celui qui fera preuve de courage, qui nous poussera dans nos retranchements », explique-t-elle. L’exercice, aussi, réclame des tribuns. « Pensez au Stade de France, les jeunes, montrez-nous l’étendue de vos capacités », ont répété les jurés au fil des épreuves, sanctionnant l’académisme et la facilité, retenant la prestance et la singularité.
« Dans mon palais de l’abominable Bobigny, le plafond fuit, les toilettes fuient, les prévenus fuient (…) Il y a tout de même du bon, ces jours-ci. Cinq cent vingt-quatre gardes à vue, dont 522 ventes à la sauvette. Le crime recule à vue d’œil. » Le quatrième candidat, Baptiste Hervieux, alias « Julien Doré », a choisi l’ironie. Face à lui, Peimane Ghaleh-Marzban, le président du tribunal judiciaire, Eric Mathais, le procureur de la République de Bobigny, Valérie Grimaud et Marie-Françoise Barbier-Audouze, deux anciennes bâtonnières, et celle qui le deviendra en janvier, Stéphanie Chabauty. Argument après argument, il déroule un discours drôle et corrosif, frayant avec l’irrévérence, sur la vérité qui blesse.
Toute l’assemblée en prend pour son grade, des avocats dans le public aux membres du jury. « Enfin bref, A Boboche,/ Les semaines se répètent/L’architecture est moche,/ Les avocats s’la pètent/La moitié des greffiers est en arrêt de travail/La moitié des PV, viciés jusqu’aux entrailles. » L’aspirant secrétaire enchaîne, sur un ton plus affecté, cette fois. « Combien de fois sommes-nous obligés d’asséner des vérités à nos clients, qui les vivent comme autant de coups et de désillusions. “Vous n’allez pas sortir de détention tout de suite.” (…) “Vous n’allez pas récupérer la garde de votre enfant” (…) Est-ce la faute de la vérité si elle foudroie ? »
Il conclut par une reprise de Ces gens-là, de Jacques Brel, sur un air très approximatif. Les applaudissements retentissent. La salle a aimé et beaucoup ri. Le jury a peiné à réprimer ses sourires, surpris par la gouaille de ce candidat à la « gueule d’ange ».
Parcours atypiques
Son discours, Baptiste Hervieux, avocat depuis deux ans, l’a puisé en partie dans ses dossiers. Récemment, il défendait une Rom dont l’enfant avait été placé après qu’un badaud l’a accusée de maltraitance. Elle a mis des mois à en récupérer la garde et à être relaxée. « Il existe une telle atmosphère discriminante à l’égard des gens du voyage qu’un témoignage, qui devient raciste au bout de deux phrases, est capable de mettre tout le système en branle », dénonçait le jeune avocat, quelques jours avant la finale, depuis son bureau de La Plaine-Saint-Denis. Il le partage avec son confrère parisien Henri Braun, 54 ans, grand spécialiste de la défense des Tziganes. Fait rare, cet avocat a très vite décidé de faire de Baptiste Hervieux son associé, après plusieurs stages auprès de lui. « J’étais débordé, fatigué après vingt ans d’exercice en solo. Baptiste est sympa, il a de l’humour, de l’empathie, et il est très bon en droit », commente l’avocat qui dit le considérer « comme son petit-neveu ».
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