Le boycott du Qatar ou la fable du dromadaire qui ne voit pas sa bosse

Depuis plusieurs mois, la question du boycott de la Coupe du monde au Qatar ne cesse de faire la une du débat en Occident. Si les pratiques de l’émirat sont moralement condamnables, cette mise à l’index laisse néanmoins entrevoir une indignation à géométrie variable.

Orientxxi.info  – Vous n’y avez sûrement pas échappé : articles, émissions, livres, vidéos ou statuts sur les réseaux sociaux, la place publique s’anime depuis quelques semaines autour d’une interrogation morale : faut-il boycotter la coupe du monde au Qatar ? Des mairies, quelques médias et un certain nombre de personnalités publiques ont tranché. Pour eux·elles, ce sera niet. Une décision qui n’est pas seulement le lot des plus perméables à leur image publique, puisque de « grandes gueules » comme Éric Cantona ont exprimé haut et fort leur rejet de ce que ce dernier a qualifié à juste titre d’« aberration écologique » et d’« horreur humaine ».

Si quelques informations mensongères se sont mêlées à ces arguments — non, les couples non mariés ou gays ne seront pas interdits de séjour au Qatar, et il n’y a nul besoin de climatiser les stades en décembre —, l’essentiel des critiques adressées à la monarchie gazière : les terribles conditions de travail des ouvriers, le coût écologique, la situation des droits humains et plus précisément des minorités sexuelles dans le pays supportent difficilement la contradiction. On conviendra toutefois que la question des conditions d’attribution du Mondial par la FIFA fait au mieux sourire, le tournoi de 2022 n’étant pas une exception en la matière.

C’est compter sans l’appareil de communication de Doha et l’implication personnelle de son émir, Tamim Ben Hamad Al-Thani, pour laver l’honneur de son pays. Si l’on s’en tient à la défense sérieuse de la monarchie, en évacuant donc d’office la propagande fallacieuse de la neutralité carbone, c’est le racisme et l’islamophobie des pays occidentaux qui expliqueraient ce Qatar bashing requalifié par la chaîne Al-Jazira de « qatarophobie » dont fait l’objet « le premier mondial organisé dans un pays arabe et musulman », comme le rappellent souvent les médias du pays. Doha n’en est pas à sa première expérience en la matière.

La crise de 2017 qui a conduit au boycott du pays par ses voisins du Conseil de coopération du Golfe (CCG), ainsi qu’à une campagne de dénigrement sans précédent, suite à un différend avec l’Arabie saoudite n’a fait que renforcer le sentiment nationaliste de ses habitants. Le pays en est sorti renforcé, et le jeune émir y a gagné le titre de « Tamim Al-Majd », Tamim la Gloire. Aujourd’hui, la même fierté nationaliste se sent à travers les messages véhiculés par le Qatar.

 

Un fond de vérité

 

S’il est exagéré, l’argument du racisme et de l’islamophobie n’est toutefois pas dénué de vérité. L’image du Bédouin nouveau riche — une sorte de M. Jourdain proche-oriental — colle trop souvent aux pays du Golfe, dont les habitants sont régulièrement dépeints en Occident en individus incultes, dont le savoir est exclusivement religieux et qui pensent pouvoir tout acheter avec leurs pétrodollars.

Un tableau qui se double d’une dimension politique, au vu du soutien apporté par Doha au mouvement des Frères musulmans, dont elle a accueilli un certain nombre de militants, à l’instar de l’imam et père spirituel de la Confrérie, Youssef Al-Qaradawi, qui officiait sur la chaîne Al Jazira. Les partis issus de cette organisation ont été soutenus au lendemain des printemps arabes dans les différents pays où ils ont pris part à la vie politique, tant financièrement que médiatiquement. Sans parler du soutien actif — et armé — du Qatar à une partie du soulèvement en Syrie.

Or, les Frères musulmans sont désormais systématiquement associés au terrorisme en Occident, y compris en France, où l’Union des organisations islamiques de France (UOIF, aujourd’hui appelée Musulmans de France), dont les liens avec les Frères musulmans sont de notoriété publique était pourtant un interlocuteur historique des autorités. Résultat : la monarchie gazière se trouve éclaboussée par la mauvaise réputation de ses protégés, tandis que ses meilleurs ennemis les Émirats arabes unis entretiennent en France l’image d’un pays soi-disant moderniste à l’islam dit « modéré ». Le dessin publié par Le Canard enchaîné dans son numéro d’octobre 2022 intitulé Qatar, l’envers du décor, et qui montre des hommes barbus et armés portant des maillots de football avec la mention « Qatar », a été la manifestation la plus probante de ce raccourci islamophobe.

Pour contrecarrer ce discours, le Qatar a opté pour ce qu’il sait faire de mieux : jouer la carte du monde arabe face à un Occident jugé ignorant et méprisant. Ainsi, le narratif de « la coupe des Arabes » a été mis en place dès l’année dernière, lorsque l’émirat a accueilli la dixième édition de la Coupe arabe des nations, dont la cérémonie d’ouverture a été marquée par l’interprétation en direct de tous les hymnes nationaux des pays de la Ligue arabe.

Depuis quelques semaines, les médias qataris n’ont de cesse de mettre en avant les drapeaux des quatre pays arabes qui participent au Mondial : le pays hôte, l’Arabie saoudite, le Maroc et la Tunisie, interpellant leurs auditeurs et demandant aux ressortissants des pays arabes non qualifiés quelle équipe ils comptent encourager.

Le nationalisme qatari a généreusement cédé la place à un panarabisme digne d’Abdel Gamal Nasser. Mieux : si pour la traditionnelle chanson du mondial, Doha a produit un hymne en anglais, « Light The Sky » (Allume le ciel), partagé par la chaîne YouTube officielle de la FIFA, elle a produit aussi une deuxième chanson, en arabe cette fois, « Ard El Mondial » (La terre du Mondial). Le morceau, produit par l’étatique Qatar Media Corporation, est interprété par un chanteur qatari, deux Saoudien·nes et un Tunisien, et a été diffusé par la chaîne YouTube officielle Al Kass Sports Channel, chaîne de télévision satellitaire sportive qatarie.

Pour toucher les plus récalcitrants, quitte à faire dans le misérabilisme, une reprise de la chanson produite par l’opérateur téléphonique qatari Ooredoo et intitulée Arhebo (Bienvenue) a même été filmée dans un camp de réfugiés dans le nord de la Syrie, et diffusée par Al Jazira. Tant pis si l’annonce de vols entre Israël et le Qatar prévus spécialement pour le Mondial vient gâcher le tableau. Au-delà du monde arabe, ce sont surtout les spectateurs d’Afrique et d’Asie que le pays vise à travers cet événement, bien plus que les fans de football des pays du Nord. Une provincialisation que l’Occident a du mal à reconnaître.

 

Une première « qualification » pour le Qatar

 

Mais faisons un pas de côté, ou plus exactement plus au sud : les accusations de racisme et d’islamophobie paraissent alors plus discutables, puisque la critique du Mondial 2022 n’est pas exclusivement occidentale. Tant pis pour le néo-panarabisme qatari, mais l’enthousiasme pour ce premier « mondial arabe » n’est pas unanime. Il y a d’abord les critiques du voisin émirati, qui accueille pourtant une partie des supporteurs de la coupe ; ceux-là qui seront transportés par l’un des 160 vols quotidiens en guise de navettes vers les stades. Rien d’officiel, mais l’auteur Hamad Al-Mazrou’i, proche des cercles du pouvoir, a exprimé plus d’une fois sur Twitter ses doutes ces dernières semaines sur la capacité du Qatar à accueillir cette coupe. Une rengaine qui remonte à 2017.

Mais ces critiques sont à mettre dans le contexte d’une réconciliation entre le Qatar et les autres pays du CCG début janvier 2021 qui n’a toujours pas été digérée par Abou Dhabi. Plus à l’ouest, les intentions se font moins politiques, mais les propos plus acerbes. Si le rapprochement d’Alger et du Caire avec Doha semble limiter la critique médiatique de l’organisation du Mondial, les réseaux sociaux en sont moins avares.

En Afrique du Nord, on rit du fait que le pays hôte ne s’est jamais qualifié à la phase finale du mondial avant cette édition. On se remémore aussi la politique de naturalisation des sportifs, très en vogue encore il y a quelques années, pour pallier le manque de joueurs dans ce pays qui compte près de 3 millions d’habitants, mais dont 10 % seulement sont des nationaux. Enfin, le coût exorbitant du tournoi : environ 220 milliards d’euros, renforce dans cette partie du monde arabe aussi l’image d’un pays qui pense pouvoir tout s’acheter. Un jugement que confirme le scandale récent des faux supporteurs étrangers qui défilent dans les rues de la capitale qatarie.

Lire la suite

 

 

 

Sarra Grira

Journaliste, docteure en littérature française. Responsable des pages arabes d’Orient XXI.

 

 

 

Source : Orientxxi.info 

 

 

 

 

Les opinions exprimées dans cette rubrique n’engagent que leurs auteurs. Elles ne reflètent en aucune manière la position de www.kassataya.com

Diffusion partielle ou totale interdite sans la mention : Source www.kassataya.com

Quitter la version mobile