
Le Monde – Auparavant, cette affaire-là n’était pas un drame. Pour un président américain, perdre les élections de la mi-mandat, deux ans après son arrivée à la Maison Blanche, relevait de la routine. Le Congrès pouvait passer à l’opposition, on s’en accommodait. On trouvait des compromis, des majorités bipartisanes. Cela s’appelait la politique.
Mais le démocrate Joe Biden peut-il « s’arranger » avec une majorité républicaine, ne serait-ce qu’à la Chambre des représentants, convertie au trumpisme – un conservatisme oscillant entre la tentation théocratique et la démocratie illibérale ? Un Parti républicain dont le chef, Donald Trump, et une bonne partie des nouveaux élus jurent que ce président est le produit illégitime d’une élection truquée ? Et qui promettent de le destituer ? Trump n’est pas un accident. Il est l’aboutissement d’une dérive républicaine qui fait dérailler la démocratie américaine.
De la fin du XIXe siècle au début du nôtre, la tradition a voulu que le parti de la Maison Blanche soit sanctionné à mi-mandat. C’était la règle ou presque. Le président décevait ou n’allait pas assez vite. La réalité s’avérait rétive aux promesses électorales. Les électeurs adressaient un avertissement. La conjoncture économique avait changé – comme aujourd’hui avec l’inflation, élément-clé des scrutins de ce 8 novembre. Les politologues soulignent quatre exceptions – qui virent le parti du président enregistrer une victoire aux élections de la mi-mandat : Theodore Roosevelt en 1902 ; Franklin Roosevelt en 1934 ; Bill Clinton en 1998 ; George W. Bush en 2002.
En un sens, la tradition du « gouvernement divisé » – un parti à la Maison Blanche et l’autre au Congrès –, les Pères fondateurs l’avaient voulue. Précision sémantique : aux Etats-Unis, le « gouvernement » désigne les trois branches du pouvoir politique – l’exécutif (le président et son cabinet), le législatif (le Congrès) et le judiciaire (la Cour suprême). Indépendants, tout juste débarrassés de la tutelle du roi d’Angleterre, les Américains se méfiaient d’un président surpuissant. Il fallait tenir la présidence à sa place, avec un Congrès presque aussi fort, tout le monde étant placé sous la vigilance des juges.
Marchandages et conciliabules
James Madison (1751-1836), qui fut le quatrième président de l’Union américaine, a été le théoricien de ce partage de la puissance politique. Dans l’un de ses commentaires sur la Constitution – Federalist No. 45 –, il précise : à chaque pôle de pouvoir doit correspondre un contre-pouvoir. C’est cet « équilibre » qui protège de la tentation autocratique – mais il suppose des compromis entre les pouvoirs.
Telles qu’elles sont aujourd’hui, les deux grandes formations politiques du pays émergent vers la fin du XIXe siècle. A quelques exceptions près, la mécanique madisonienne a plutôt bien tourné, notamment lors du siècle passé. Entre le parti de l’âne (les démocrates) et celui de l’éléphant (les républicains), elle a assuré une alternance pacifique au pouvoir. Pour légiférer, le « gouvernement divisé » impose une négociation permanente entre la Maison Blanche et le Congrès – ou le noble art du compromis.
Ce fut le cas, par exemple, durant les années 1980. Un président aussi « idéologique » que le républicain Ronald Reagan a dû cohabiter avec le démocrate de conviction qu’était alors Tip O’Neill, le chef de la majorité à la Chambre. Le premier voulait réduire l’Etat-providence, le second le défendait pied à pied. Donnant-donnant : ces deux fils de l’Irlande finissaient par s’entendre. Dans les années 1960-1970, des majorités bipartisanes ont permis le vote de réformes importantes. Peu glorieux marchandages et laborieux conciliabules forment la noblesse de la politique !
Ce temps-là n’est plus, enterré par l’évolution d’un Parti républicain devenu une formation fondamentaliste. Le tournant est pris en 1994 avec le « prince des ténèbres » qu’était alors le président de la Chambre. Newt Gingrich aligne ses troupes sur une nouvelle norme : la fin du compromis. L’autre, le démocrate, n’est pas un adversaire, il est l’ennemi, et pactiser, serait-ce ponctuellement sur le vote du budget, équivaut à une trahison. L’opposition s’oppose sur tout, y compris la météo. Son programme est un dogme : on ne négocie pas sur la Vérité.
La tentation autocratique
Parallèlement, et sous la pression du bloc des chrétiens évangéliques, le Grand Old Party (GOP), qui fut celui d’Abraham Lincoln, défend le contraire du reaganisme – ultra-nationalisme, régression sociétale réactionnaire et remise en cause de la séparation de l’Eglise et de l’Etat ; protectionnisme, condamnation de l’immigration ; défiance à l’égard de la science. Sur fond de complotisme, Trump y ajoute sa touche : la tentation autocratique. Le modèle, c’est la Hongrie de Viktor Orban.
Alain Frachon
Source : Le Monde
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