Au Sénégal, le monde des médias inquiet après l’incarcération d’un journaliste critique du pouvoir

Directeur de « Dakar Matin », Pape Alé Niang a été inculpé, entre autres, de « diffusion de fausses nouvelles de nature à jeter le discrédit sur les institutions publiques ».

Le Monde – Le journaliste sénégalais Pape Alé Niang, directeur d’un site d’information critique du pouvoir, a passé sa première nuit en prison. Un juge d’instruction l’a placé sous mandat de dépôt après l’avoir inculpé, mercredi 9 novembre, de « divulgation d’informations non rendues publiques par l’autorité compétente de nature à nuire à la défense nationale », de « recel de documents administratifs et militaires » et de « diffusion de fausses nouvelles de nature à jeter le discrédit sur les institutions publiques ».

 

Des accusations qui portent sur des publications liées à la récente audition par la justice de l’opposant Ousmane Sonko, accusé de viols par une employée d’un salon de massage – ce que l’homme politique dément et décrit comme un complot du pouvoir pour lui barrer la route vers l’élection présidentielle de 2024.

Selon les syndicats de la presse sénégalaise, les autorités reprochent notamment à Pape Alé Niang d’avoir diffusé des messages confidentiels sur le dispositif sécuritaire prévu pour la dernière comparution de M. Sonko devant le juge, le 3 novembre. Elles l’accuseraient également d’avoir appelé à descendre dans la rue. Dans un communiqué publié lundi, le procureur de Dakar a expliqué avoir « constaté des attaques […] inacceptables dirigées contre les forces de défense et de sécurité », qui constituent « des menaces pour l’ordre public ».

Pape Alé Niang avait été placé en garde à vue dimanche. « Une arrestation arbitraire », dénonce l’un de ses avocats, Moussa Sarr, qui dit vouloir se battre pour obtenir un non-lieu alors que le reporter risque jusqu’à cinq ans de prison. « Ces infractions ne sont pas fondées, il n’y a aucun élément factuel. Nous allons demander une liberté provisoire car il n’a pas à être en prison », s’insurge l’avocat, qui évoque une affaire « triste pour la presse et la démocratie sénégalaises ».

« C’est un journaliste engagé et cela dérange »

Au Sénégal, l’affaire a fait réagir de nombreuses personnalités politiques telles qu’Ousmane Sonko, Barthélémy Dias, le maire de Dakar, ou Aminata Touré, une ancienne fidèle du président Macky Sall, qui demandent à l’unisson la libération du journaliste.

Directeur de publication du média en ligne Dakar Matin, Pape Alé Niang a travaillé pendant une vingtaine d’années dans de grands médias privés, comme Sud FM et 2STV. Nombreux sont ceux qui louent ses talents d’investigation, mais d’autres critiquent ses prises de position, jugées partisanes. « Il ne milite dans aucun parti, c’est un journaliste engagé et cela dérange, répond Me Sarr. C’est une tentative de le museler, mais aussi de dissuader le reste de la profession. »

 

Solidaires, les associations de presse se sont mobilisées pour défendre le journaliste. « Sous le régime d’Abdoulaye Wade, il avait donné la parole à Macky Sall, qui était alors dans l’opposition. Il est resté constant dans son attitude anti-pouvoir », estime Mamadou Thior, président du Conseil pour l’observation des règles d’éthique et de déontologie (Cored), l’organe de régulation de la presse.

« Il est poursuivi pour des délits de presse alors que le Sénégal a pris des engagements internationaux pour leur dépénalisation », s’insurge Ibrahima Lissa Faye, président de l’Association des éditeurs et professionnels de la presse en ligne (Appel), qui demande une révision du code de la presse. « Même s’il avait fauté, notamment sur ses propos tenus en direct sur sa page Facebook, c’est au Cored de régler cela car c’est cette institution qui a le pouvoir et les mécanismes prévus pour le faire », ajoute M. Faye, pour qui Pape Alé Niang n’a « rien à faire en prison ».

Des chaînes de télévision suspendues

Le monde des médias s’inquiète d’une situation délétère qui ne tient pas uniquement à des pressions du pouvoir. Dès août 2020, le journal Les Echos, qui avait annoncé l’hospitalisation d’un influent chef religieux positif au Covid-19, avait vu ses locaux attaqués par des disciples du marabout. Ce climat d’insécurité s’est aggravé lors des émeutes de mars 2021 ayant éclaté après l’arrestation de M. Sonko – déjà dans cette affaire d’accusation de viol – et qui ont fait quatorze morts.

« Lors de ces événements, une dizaine de journalistes ont été attaqués par les manifestants ou les forces de l’ordre, car les violences viennent du pouvoir comme de l’opposition », s’inquiète M. Faye. Celui-ci dit regretter que l’Etat ne protège pas davantage les journalistes, voire s’en prenne aux médias, comme lorsque des télévisions se font couper le signal « sans suivre les procédures ». En mars 2021, les chaînes privées Sen TV et Walf TV avaient été suspendues soixante-douze heures par le Conseil national de régulation de l’audiovisuel (CNRA). Elles étaient accusées de diffuser des contenus incitant aux troubles publics, alors que des images des manifestations tournaient « en boucle ».

 

Ces tensions ne risquent pas de s’alléger à l’approche de l’élection présidentielle de février 2024, craint M. Faye. « La campagne a commencé et les militants de l’opposition et du pouvoir demandent déjà à la presse de prendre parti », regrette-t-il. Alors que Macky Sall maintient l’incertitude sur sa volonté – décriée par l’opposition et la société civile – de se présenter à un troisième mandat, « les nerfs sont un peu tendus, ce qui peut expliquer qu’on cherche à intimider les voix discordantes ou critiques », estime M. Thior, du Cored, qui constate un raidissement du pouvoir : « Si nous laissons faire, nous nous demandons qui sera le prochain sur la liste. »

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Source : Le Monde  

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