Sénégal – Ken Bugul, écrivaine : «Je suis prête à me mettre toute nue…»

Le Quotidien  – Dans les premières années de la crise casamançaise, les femmes de la région avaient opté pour une manifestation radicale de leur ras-le-bol en se présentant sans vêtement face aux Forces de l’ordre. Aujourd’hui, le contexte est tout aussi lourd de violence et l’écrivaine de renommée, Ken Bugul, n’exclut pas de recourir au même procédé pour dire son ras-le-bol face aux meurtres récurrents de femmes au Sénégal.

 

Ces derniers jours, le Sénégal a connu une série continue de meurtres de femmes. Comment réagissez-vous à cela ?

Depuis l’assassinat de la jeune fille dont on a retrouvé le corps vers Kaolack, près de chez moi, je suis révoltée. Ça pouvait être une de mes nièces. Ensuite, une 2e parce qu’elle n’a pas d’enfant, son mari la tue, et une 3e, balle en pleine tête, une 4e… il y a eu une manifestation à Saint-Louis où les femmes se sont réunies dans une rue, où les femmes se sont assises autour de 7m de percale, pour exprimer leur ras-le-bol, leur révolte. Ce qui m’horripile le plus, c’est le fait qu’il n’y ait aucune mention de ces crimes. Ça n’a pas fait l’objet d’une réaction des autorités politiques de ce pays, la ministre de la Femme, du gouvernement en général, le chef de l’Etat, des autorités religieuses, des partis politiques. C’est comme si tuer une femme est la chose la plus banale au Sénégal et dans l’indifférence totale. Il faut absolument faire quelque chose pour que ça s’arrête. Il faut marquer le coup, parce qu’à ce rythme, toutes les femmes sont en danger, nos filles, nos petites filles sont en danger et la société est en danger.

Il y a eu plusieurs cas de violence sur lesquelles on n’a pas réagi. N’avez-vous pas l’impression que ces meurtres sont la suite logique de cela ?

L’indifférence ! Avant, il y avait même plus de réactions, mais devant cette succession, je ne comprends pas le silence. Les radios et télés en parlaient, on faisait des éditions spéciales. Mais là, c’est l’indifférence et c’est ce que je trouve révoltant. Il faut quand même porter un coup fort, organiser des manifestations dans tout le pays. Je n’ai pas encore vu un programme spécial sur ça, à part ce que le Comité des féministes du Sénégal a fait à Saint-Louis. On va passer à autre chose après ça, et ce n’est pas normal.

On a l’impression que la société sénégalaise est devenue très violente et que cette violence est en premier dirigée contre les femmes…

La société sénégalaise a toujours été violente, ça ne date pas d’aujourd’hui. C’est une société violente, parce que c’est une société répressive. Moi qui suis née il y a très longtemps, j’avais réalisé déjà cela très jeune. A 5 ans, ma mère m’avait laissée. C’est violent ça ! Et à 11, 12 ans, dès qu’une fille a ses règles, on pense déjà à la marier. Il y a même quelqu’un qui avait été identifié dans mon village et j’avais refusé. Et il y a toute cette morale : attache bien ton pagne, etc. Ce sont des violences psychologiques.

C’est une société violente en plus d’être répressive, une société avec de la morale. Et maintenant, c’est la violence physique qui est apparue quand les femmes ont commencé à s’émanciper, à aller à l’école. Quand elles ont commencé à gagner un peu d’argent, quand elles ont osé s’exprimer un peu dans les médias. Déjà du temps de la Fédération des associations féminines du Sénégal (Fafs), qui était dirigée par Annette Mbaye d’Erneville, ensuite Aminata Mbengue Ndiaye, le volet des violences physiques commençait à apparaître parce que les femmes sortaient, se regroupaient, etc. Où tu étais ? Pourquoi tu rentres à cette heure ? Ensuite des gifles. Tout simplement parce que la femme commençait à regarder un programme à la télé, parlait avec sa copine ou osait se regrouper. C’était dans les années 75 je pense, et à partir des années 80, 90, où les femmes ont commencé à être des productrices de développement et de richesse, ont commencé à gagner par elles-mêmes de petits sous, il y avait violences physiques suivies de divorces. Mais maintenant, la violence est passée à une vitesse supérieure. C’est assassiner des femmes maintenant.

Où faut-il chercher les racines de cette violence ?

Les facteurs endogènes, c’est peut-être la situation des hommes. Inconsciemment, l’homme a commencé se sentir frustré devant cette femme qui va et qui vient. Surtout quand je vois des femmes de mon village qui font un petit commerce et arrivent à s’en sortir, et qu’on dise qu’elles sont émancipées ! Mais elles sont toujours à la maison, elles travaillent toujours, sont dans des ménages très compliqués, mais elles ont de petits business, vont acheter des choses à Kaolack ou Dakar, qu’elles viennent revendre. Et les hommes se sont sentis humiliés parce que compte tenu de la précarité économique, elles contribuaient à améliorer la nourriture. Toutes ces générations d’enfants nés depuis les années 90 à nos jours, on le voit avec les lutteurs et les chanteurs, un enfant qui réussit jusqu’à l’université, dit d’abord, je remercie ma mère. Pareil pour le lutteur, le chanteur, etc. On ne se rend pas compte, mais le père… De notre temps, c’était le père, ensuite la mère. Barké baye comme on disait, mais maintenant c’est le contraire. La mère est célébrée par toute une génération, parce que ces jeunes ont été élevés par les recettes du petit commerce qu’elles ont fait.

C’est la fragilité des hommes qui se manifeste donc…

En plus des facteurs internes, psychologiques. Mais les facteurs exogènes qui sont des influences, il y a les violences à la télévision. Les mardis, on regardait des pièces de théâtre avec les Daraay Kocc, etc. Les programmes étaient éducatifs et humoristiques avec les Abou Camara, les Makhouredia Guèye et Baye Peul. Mais maintenant, les séries sénégalaises… il y a cette violence dans les médias, les séries américaines et l’instabilité dans la sous-région qui favorisent la circulation des armes. Tous ces facteurs exogènes n’influent pas sur la violence, mais permettent de commettre un meurtre tout de suite.

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Propos recueillis par Mame Woury THIOUBOU

Source : Le Quotidien (Sénégal) –

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