
M Campus – Debout devant l’escalier, à Sciences Po Saint-Germain-en-Laye, deux trentenaires en doudoune et veste en cuir discutent. Ils sortent d’un cours sur l’islamisme radical, où il a été question des profils des djihadistes emprisonnés en France : la manière dont ils se sont socialisés, radicalisés, les traits communs dans leurs biographies… « On a trouvé ça très bien », disent-ils de concert. Tous les deux travaillent pour l’un des services de renseignement de l’Etat – direction générale de la sécurité extérieure (DGSE), de la sécurité intérieure (DGSI) ou encore du renseignement militaire (DRM). Nous ne saurons pas lequel.
Comme une dizaine d’« agents secrets », ils suivent cette formation qui a la grande originalité de mélanger deux publics : des étudiants de master intéressés par ces carrières, issus majoritairement de Sciences Po Saint-Germain mais aussi d’autres établissements, et des professionnels en exercice, ici incognito. « On était volontaires pour venir ici, ça rafraîchit nos connaissances. Et puis ça nous change… On mange au Crous, on a des cartes d’étudiant, c’est marrant », commente l’un d’eux.
Au programme de ce diplôme sur le renseignement et les menaces globales (Direm) : des cours sur l’économie du crime organisé, les violences politiques et la radicalisation, les menaces, les enjeux de la cybersécurité, la géopolitique des conflits, les techniques du renseignement… Soit 120 heures réparties tout au long de l’année, assurées par des enseignants-chercheurs et des professionnels en exercice.
Le Direm n’a rien d’un diplôme ordinaire. Ce matin-là, lorsque Xavier Crettiez, chercheur spécialiste du djihadisme, fait passer la liste d’appel dans la salle de classe, il y avait deux types d’élèves sur sa feuille de présence. Ceux avec seulement un prénom – « d’ailleurs, je ne sais pas si c’est le vrai ou pas » – et ceux qui apparaissent sous leur véritable identité. « On doit respecter certaines contraintes. Je dis aux étudiants d’être très prudents sur les réseaux sociaux – pas de selfie avec leurs camarades, du genre je suis avec James Bond », poursuit le responsable du Direm.
« Une occasion unique »
A la sortie de la deuxième journée de cours, au début d’octobre, les interactions entre les deux publics sont encore limitées… « Là, ils se regardent en chien de faïence, mais au fil de l’année les choses se détendent », assure pourtant Céline Braconnier, la directrice de Sciences Po Saint-Germain. « Pour nos étudiants, c’est une occasion unique de rencontrer des professionnels, d’en apprendre plus sur ces métiers, d’avoir des infos sur le recrutement. Certains se sont fait repérer au cours de la formation pour intégrer tel ou tel service », poursuit la directrice, qui tente, dans le monde concurrentiel des instituts d’études politiques, de positionner son établissement autour des questions de sécurité et de défense.
La création du Direm – surnommé à Saint-Germain « le diplôme Malotru », du nom du héros de la série Le Bureau des légendes – a été impulsée en 2019 au plus haut niveau de l’Etat par Pierre de Bousquet de Florian, alors coordonnateur national du renseignement. Il s’agissait, en premier lieu, de répondre aux besoins croissants de recrutement de ces services, par nature très discrets, mais en expansion.
Depuis une dizaine d’années, le renseignement est devenu « une politique publique qui connaît une phase de croissance et de professionnalisation très rapide », analyse Benjamin Oudet, chercheur, auteur d’une thèse sur le renseignement contemporain. Dans un monde de plus en plus imprévisible, l’anticipation devient un enjeu crucial, afin de « réduire l’incertitude ». Les besoins d’analyses ou d’ingénieurs cyber, notamment, sont de plus en plus importants, et ont été accompagnés de nouvelles politiques de recrutement et d’un rapprochement avec le monde universitaire. Les « services » participent désormais à des forums dans des grandes écoles, publient des offres d’emploi en ligne, proposent de plus en plus stages… Une mini-révolution dans ces administrations marquées par une très forte culture du secret.
La création de ce diplôme vise surtout à combler un manque d’expertise, de formations et de recherches en France dans ce domaine – en particulier à l’égard des « intelligence studies » anglo-saxonnes, qui se développent depuis une trentaine d’années. D’ailleurs, le Direm n’est pas la seule initiative de ce type : d’autres projets sont portés par l’Académie du renseignement, une discrète structure rattachée au premier ministre qui vise notamment à rapprocher les « services » du monde universitaire et à faire émerger une expertise reconnue. Un nouvel écosystème qui doit permettre aux « meilleurs » étudiants souhaitant travailler pour l’Etat de se diriger vers ces carrières, comme en Angleterre, par exemple. Ce qui n’est pas encore tout à fait le cas en France aujourd’hui.
Intégrer un service de renseignement
Il faut dire que le renseignement revient de loin. Ces fonctions ont longtemps pâti d’une mauvaise image, alimentée par des catastrophes – comme celle de l’attentat meurtrier des services secrets français contre le Rainbow-Warrior – ou par des stéréotypes diffusés par la culture populaire, du Grand Blond avec une chaussure noire à OSS 117. Et puis la série Le Bureau des légendes a changé la donne, en montrant l’activité quotidienne – dans les bureaux, majoritairement, des agents de la DGSE.
Des « héros ordinaires » au sein d’une bureaucratie : de quoi améliorer leur image. Ils ne s’en sont pas privés. « Il y a eu une volonté des services de capitaliser sur la séduction opérée par cette série, qui montre que les agents du renseignement ne sont pas que des barbouzes ou des guignols. Pas besoin d’être James Bond, pas besoin d’avoir fait dix ans de krav-maga pour exercer ces métiers », explique Xavier Crettiez.
Source : M Campus – Le Monde
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