François-Xavier Fauvelle et Anne Lafont : « L’Afrique est présente dans tous les passés »

L’historien et archéologue dirige, avec l’historienne de l’art, « L’Afrique et le monde », à la fois histoire mondiale du continent et histoire africaine du monde. Le professeur au Collège de France signe également une enquête sur l’empire du Mâli et une nouvelle édition de son livre manifeste de 2013, « Le Rhinocéros d’or ».

Le Monde – Pas moins de trois ouvrages, en cette rentrée, pour l’historien et archéologue François-Xavier Fauvelle. Le premier, Les Masques et la mosquée, qui porte sur le Mâli médiéval, est une reprise de son cours de 2021 au Collège de France, où il occupe la chaire Histoire et archéologie des mondes africains. Le deuxième est une réédition augmentée du déjà classique Rhinocéros d’or, qui balaie les siècles d’or du Moyen Age africain (VIIIe-XVe siècle), époque où le continent était au cœur du commerce mondial entre l’Europe et l’Asie.

Quant au troisième, L’Afrique et le monde : histoires renouées, qu’il codirige avec l’historienne de l’art Anne Lafont, directrice d’études à l’Ecole des hautes études en sciences sociales, il regroupe une dizaine de contributions témoignant du virage pris au sein de la discipline afin d’offrir une approche plus globale, et interdisciplinaire, de l’histoire de l’Afrique. Ce qui, à rebours, permet de relire l’histoire de l’Europe pour y inclure sa part africaine. Explications.

 

Dans « L’Afrique et le monde », ­l’histoire africaine est double. Elle concerne les présences africaines dans le monde, mais aussi les ­présences du monde en Afrique. Pourquoi insister sur la nécessité de lier les deux ?

 

François-Xavier Fauvelle : Ce livre est né d’une proposition qui m’avait été faite d’écrire une histoire mondiale de l’Afrique. Assez vite, il m’est apparu qu’il fallait faire quelque chose qui soit à la fois une histoire mondiale de l’Afrique et une histoire africaine du monde, qui réfléchisse à ce que les sociétés africaines ont fait au monde et à ce que le monde a fait en Afrique. Car non seulement les ­sociétés africaines ont une histoire – c’est une évidence ! – mais elles ont toujours été présentes avec d’autres sociétés du monde dans tous les passés.

Cette double démarche nous amène à réinterroger des régions que l’on croit très bien connaître. « Afrique » est un mot, un concept, qui a une histoire moderne, ainsi que l’a démontré Valentin-Yves Mudimbe dans L’Invention de l’Afrique [1988 ; Présence africaine, 2021]. Mais le concept de « monde » également. L’intérêt, c’est de montrer que ces inventions se sont produites en même temps : ce sont deux artefacts de la modernité globale du monde dans lequel nous vivons depuis le début de la traite atlantique, et qui a désormais plus de quatre siècles.

 

Ce qui vous amène à intégrer ce que, depuis les travaux de l’historien et sociologue britannique Paul Gilroy, on appelle « l’Atlantique noir » – cet espace qui s’est dessiné, avec la traite des esclaves, entre l’Afrique et les diasporas en Amérique et en Europe – comme faisant pleinement partie de cette Afrique plurielle…

 

Anne Lafont : L’Atlantique noir est pensé comme le moyen de s’ouvrir intellectuellement à la possibilité que l’Afrique, à l’époque de l’esclavage, n’ait pas été passive. Car il y a toutes sortes de stratégies individuelles et collectives qui ont eu un impact dans la construction des sociétés à venir dès le XVIe siècle. L’Atlantique noir n’est pas seulement géographique. Il permet de suivre la contribution des sociétés africaines au Nouveau Monde, d’un point de vue artistique, économique, politique et social.

 

En élargissant certaines notions comme le Moyen Age pour y intégrer l’Afrique et penser un Moyen Age ­global, n’y a-t-il pas le risque de plaquer une grille de lecture européenne sur une histoire africaine dont la ­temporalité serait autre ?

 

F.-X. F. : Le chrononyme de « Moyen Age » est exactement comme le mot « Afrique » ou le mot « monde » : un mot-problème, mais qui reste commode parce qu’il signifie immédiatement quelque chose que tout le monde est capable de caler dans le temps. En élargissant la catégorie de Moyen Age à d’autres régions du monde que l’Europe féodale, comme le monde islamique, les sociétés africaines, le monde byzantin, l’Inde, on peut voir apparaître de nouvelles interconnexions économiques, matérielles, et d’autres horizons culturels. Dans Les Masques et la mosquée, par exemple, j’étudie la cohabitation du Mâli, un Etat fortement centralisé, avec des sociétés nomades, segmentaires, rurales. C’est une particularité culturelle, qui est le fruit d’une histoire régionale singulière. Elle pose la question de savoir pourquoi les sociétés européennes n’ont pas emprunté ces mêmes trajectoires. Cela aide à dénaturaliser l’histoire de l’Europe.

A. L. : De la même manière, on peut réinterroger les Lumières en intégrant la contribution des écrits d’anciens esclaves émancipés. Cela permet d’avoir une lecture beaucoup plus universelle de la modernité. Autre exemple : en se penchant sur l’Atlantique noir, on se rend compte que le baroque n’est pas une invention exclusivement franco-italienne. La confrontation coloniale a apporté une forme d’hétérogénéité des objets, qui participe de la redéfinition du baroque. Ce n’est pas une analogie que l’on essaie de faire : il s’agit bien de démontrer que le commerce atlantique, avec tout ce qu’il a de terrible, est aussi déjà un mode de coproduction esthétique.

Nous sommes à un moment de l’historiographie contemporaine où l’on revoie les catégories, la manière dont on délimite les corpus. L’histoire sociale a été un souci majeur de nombreux contributeurs à cet ouvrage. Le sommaire montre à quel point l’histoire se déroule aussi à l’échelle individuelle. Ce sont des formes d’histoires diverses, qui tentent de ­connecter à différentes échelles l’histoire des Afriques et des mondes.

F.-X. F. : Même les historiens et les historiennes qui sont ultra-spécialisés dans leur domaine sont conscients de ce que l’histoire globale, quelle que soit la façon dont elle est définie ou dont on la critique, oblige à repenser les articulations et les bords de nos spécialités, à déplacer les centres et les périphéries, les circulations, les temporalités, à réexaminer les différents registres de documentation.

 

Cela participe-t-il de ce que l’on ­appelle la « décolonisation des ­savoirs » ?

 

F.-X. F. : Il est nécessaire de poser cette question, car il est évident que les savoirs ont été colonisés. Cela s’est fait à coups de pillages, de fouilles à la baïonnette, de captations de manuscrits, d’enquêtes orales plus ou moins bâclées, mais qui ont donné lieu à des publications hors d’Afrique. Il faut rappeler que beaucoup de savoirs ont été produits par des administrateurs coloniaux, dans un rapport de pouvoir totalement dissymétrique qui perdure à bien des égards. Par exemple, mes collègues maliens sont obligés de venir à Paris pour travailler sur l’histoire de leur ­propre pays, parce que les bibliothèques, les accès aux revues spécialisées, les compétences techniques – comme l’épigraphie, la paléographie – ne sont pas disponibles dans des pays africains qui n’ont pas forcément investi dans ces domaines pointus des sciences humaines.

A. L. : La production de savoir occidentale est, de fait, contemporaine de la colonisation, et les effets s’en font encore ressentir. Pour autant, je ne définis pas mon travail comme étant dans un processus de décolonisation des arts ou de décolonisation des savoirs. Nous avons parfaitement conscience des processus de colonisation qui ont induit, en partie, des formes biaisées de connaissance de l’Afrique, mais L’Afrique et le monde va ­au-delà du slogan décolonial car, justement, on ne peut pas réduire l’Afrique à la colonisation.

« Décolonial » devient un mot-valise qui peut être aussi étouffant qu’« Afrique », « monde » ou « Moyen Age ». Il est plus intéressant de savoir concrètement ce que nous voulons faire. Prenons le cas du chapitre sur la photographie africaine. Il essaie de penser les studios en Afrique, de mettre en avant les critiques d’art en Afrique… On est là dans une ­approche qui ne relève pas seulement d’une décolonisation des savoirs, mais de la construction de nouveaux savoirs, qui certes prennent acte de la nécessaire décolonisation mais vont au-delà, en proposant de nouveaux moyens d’écrire l’histoire de l’Afrique.

 

Dans la construction de ces nouveaux savoirs, y a-t-il de la place pour une école africaine de l’histoire de ­l’Afrique ?

 

A. L. : Pour aucun d’entre nous il n’est pensable d’écrire sans les écoles africaines d’histoire, sans la recherche qui se fait en Afrique, il suffit de consulter la bibliographie. Et, en même temps, notre ­livre reste une initiative qui émane d’un lieu particulier.

F.-X. F. : Il est important de nous engager dans une relation la moins dissymétrique possible avec les écoles africaines de pensée, comme l’école éthiopienne d’étude des manuscrits, les écoles archéologiques nigériane, sud-africaine, zimbabwéenne, l’école historique ivoirienne ou sénégalaise… Mais j’aimerais ajouter que je crois qu’il n’y a fondamentalement qu’un seul régime de démonstration et de vérité. Il n’y a qu’une façon valide de poser des faits, d’établir une documentation, de la rendre disponible, de la critiquer, de la mettre en dialogue avec d’autres sources, de dire ce qui est crédible et ce qui ne l’est pas… Par conséquent, il n’y a pas de place dans le monde académique global qui est le nôtre pour des isolats épistémologiques.

 

Pensez-vous à l’afrocentrisme, par exemple ? Faut-il, par ailleurs, le mettre sur le même plan que ­l’eurocentrisme ?

 

A. L. : Dans l’introduction, nous expliquons qu’un centrisme ne doit pas remplacer l’autre, car tout centrisme tente de réinstaurer une forme de hiérarchie entre les uns et les autres. J’aurais cependant un petit bémol à apporter. A la suite de la traite atlantique, il y a eu des stra­tégies de reconstruction, comme le panafricanisme, qui, ainsi que l’explique Sarah Fila-Bakabadio dans le livre, a été un moyen de sortir d’une situation où les liens généalogiques avaient été rompus entre l’Afrique et les Africains réduits en esclavage dans les colonies. Peut-être peut-on, avec toute la méfiance que l’on doit avoir pour toutes les formes de centrisme, reconnaître qu’il a pu y avoir, au XIXe et au début du XXe siècle, des tentatives de donner un sens à cette séparation, à cette diaspora, en reconstruisant un lien imaginaire, politique, social, avec le continent-mère.

Cela explique la vigueur de ce panafricanisme comme projet militant de reconstruction morale et politique. Mais ce n’est pas pour autant un lieu pour l’histoire savante. C’est un fait de société que nous constatons et auquel nous avons voulu donner une place dans le ­livre en tant qu’enjeu majeur de cette histoire de l’Afrique et des mondes, mais, rappelons-le, le but de l’histoire n’est pas d’introduire un autre centre qui serait prépondérant, même si c’est celui des vaincus.

F.-X. F. : Ces centrismes existent et sont aussi des faits historiques à étudier. L’idée n’est pas de déseuropéaniser l’histoire pour l’africaniser. Ce serait remplacer un carcan par un autre. L’horizon vers lequel nous voulons tendre, c’est de penser depuis de multiples centres, pour rendre l’histoire dynamique et engager une grande conversation entre les sociétés. Avec ce livre, nous poussons dans cette direction.

Une conversation interdisciplinaire

 

« L’Afrique et le Monde : histoires renouées. De la préhistoire au XXIe siècle », sous la direction de François-Xavier Fauvelle et Anne Lafont, La Découverte, « Histoire-monde », 448 p., 28 €, numérique 22 €.

Partant du principe que ­ « l’histoire du monde se laisse mieux observer, se pense mieux, en compagnie de l’histoire de l’Afrique », François-Xavier Fauvelle et Anne Lafont ont choisi d’écrire « une histoire ­africaine du monde, une histoire mondiale de l’Afrique ». Une manière d’éviter tout « solipsisme historique qui nous fait malgré nous aborder le passé en sociétés isolées et homo­gènes » et diviser le monde « en civilisations, en blocs continentaux, en races ». Une manière également de se méfier de tout « centrisme » et autre « monologue qui raconterait l’histoire depuis un bord ».

A travers la dizaine de contributions que regroupe cet ouvrage, l’Afrique apparaît comme ayant toujours été connectée au reste du monde, et ce depuis la préhistoire. L’histoire prend alors la forme d’une « conversation » entre les sociétés mais aussi entre les disciplines (histoire, art, photographie, écologie, philosophie…). Et c’est là l’une des ­originalités et forces de L’Afrique et le monde : penser l’histoire comme discipline sociale devant s’ouvrir à l’ensemble des sciences humaines, afin de mieux saisir ce qui s’est joué dans les sociétés étudiées.

Anne Lafont et François-Xavier Fauvelle ont ainsi fait appel, entre autres, aux philosophes Souleymane Bachir Diagne et Jean-Godefroy Bidima, dont les travaux renouvellent la manière d’aborder la question de l’oralité, en insistant sur l’existence de larges bibliothèques savantes africaines, mais également en montrant que l’oralité n’est pas seulement le lieu de transmission de la mémoire. C’est aussi un espace politique de justice et de soin à travers la pratique de la palabre.

Au fil des chapitres, certaines images se déconstruisent, telle celle d’une Afrique de safaris, sauvage et vierge. D’autres se forment et s’ouvrent sur tout « un univers visuel, artistique et documentaire. Un univers au final conçu et produit par des Africaines et des Africains qui métamorphosent le cliché » d’un continent habituellement vu par d’autres.

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Propos recueillis par

Source : Le Monde  (Le 08 septembre 2022)
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