Les « pilleuses » de sable du Cap-Vert

 

La plage de Ribeira da Barca n’est pas référencée dans les guides du Cap-Vert. Pas plus que celle de Rincao ou de Cancelo. Ces trois plages de Santiago, l’île principale de l’archipel, sont portées disparues. Et de mémoire de Cap-Verdien, on ne se souvient pas de la dernière fois où l’on y aperçut la serviette d’un touriste. Les immenses tas de sable noir, les amas de galets, les cratères, les allées et venues des camions sur la piste taillée à flanc de montagne : le paysage évoque davantage une carrière ou une mine à ciel ouvert. Très loin de la carte postale paradisiaque des étendues de sable blanc à perte de vue et de l’eau émeraude de Sal et Boa Vista, les deux destinations en vogue de ce petit bout d’Afrique qui baigne dans l’Atlantique, au large du Sénégal.

 

A Ribeira da Barca, comme à Rincao ou à Cancelo, les « mineurs » ont un point commun : ce sont quasiment tous des femmes. Au Cap-Vert, elles sont connues comme les « voleuses » ou les « pilleuses » de sable. Une pratique illégale tolérée par les autorités. Un travail de forçat qui leur permet de survivre en revendant leur butin à prix cassé à des intermédiaires du secteur du bâtiment. Ici, pas de dragueuse ni de pelle mécanique. Leurs seuls outils : un seau et leur corps tout entier.

Ce matin de juin, elles sont une dizaine à se jeter à l’eau et à enchaîner les allers-retours avec leur seau sur la tête. Après des années d’extraction, l’« or noir » devient rare ; il faut s’enfoncer de plus en plus en loin dans la mer. A tel point qu’aujourd’hui deux hommes sont venus prêter main-forte. Campés dans l’eau jusqu’à la taille, les deux gaillards remplissent frénétiquement les seaux à coups de pelle. Les femmes s’accroupissent au maximum pour leur faciliter la tâche. Le sable et l’eau dégoulinent sur leur visage. La manœuvre est aussi éprouvante que périlleuse. La plupart ne savent pas nager. Il faut résister aux vagues, lutter contre le courant, puis escalader le rivage et ses galets qui se dérobent sous les pieds. Jusqu’à 40 kilos par seau, seulement calé par l’ordidja, le traditionnel turban entortillé par les femmes africaines sur leur tête pour transbahuter tout ce qui semblerait impossible à d’autres. Les pilleuses de sable sont des équilibristes, pas une seule ne tombe.

 

 

 

Sur la rive, le tas de sable volcanique grandit au rythme des rotations. Plus tard, un camion viendra le chercher. « Cabo-Verde para todos » : le tee-shirt rouge de la campagne présidentielle de 2021 du parti victorieux équipe plusieurs travailleuses. Avec une demi-assiette en métal, elles grattent l’énorme amas noir pour remplir leur seau puis le transportent, toujours sur la tête, toujours en file indienne, jusqu’au camion. Des caisses de bières retournées servent de marchepied pour atteindre la benne. Celle-là a une contenance d’environ trois tonnes, donc trois « galuchos », du nom de la marque du fabricant portugais, dans le langage des ramasseuses de sable. Le tas est plus haut que les femmes. Il fait chaud, le soleil brûle.

 

 

Entre deux camions, on s’assoit à l’ombre du tas, on prend une gorgée d’eau. Le dernier camion reparti, reste une dernière tâche à accomplir : redescendre à la mer avec les seaux, pour les remplir d’eau cette fois. Puis les vider, encore, sur les amas de sable afin de les humidifier au maximum, pour que l’« or noir » ne s’envole pas avec le vent. Toujours en file indienne, et leur seau sur la tête, les pilleuses de sable rentrent alors au village en empruntant la piste taillée dans la montagne. Elles discutent, rigolent, ne se départissent jamais de leur sourire, souvent précocement édenté.

 

« Ce n’est pas un métier »

 

« C’est un travail difficile et qui détruit la plage, mais il faut bien manger », résume Maria Odete Furtado Freire, 55 ans, dont trente-cinq à ramasser le sable, et cinq garçons à nourrir. A Ribeira da Barca, petit village de pêcheurs qui ressemble à une favela brésilienne avec ses constructions anarchiques à flanc de colline, elles sont une cinquantaine comme Maria Odete à survivre grâce à la collecte du sable. Les bons mois, la paie peut atteindre 50 euros ; les mauvais, elle est proche de zéro. « 3 000 escudos [environ 30 euros] en moyenne », estime Maria Odete.

 

Catia Monteiro Tavares a des tongs bleues, un fichu bleu, une robe bleue – avec des motifs de femmes africaines portant des jarres sur la tête – et un sourire presque aussi large que ses épaules : « Tout le monde ramasse du sable, il n’y a rien d’autre à faire ici pour nous, les femmes. » Catia a 33 ans et deux filles de 11 et 14 ans. Au Cap-Vert, on est pilleuse de sable de mère en fille. Catia a commencé à travailler avec sa mère à 8 ans, après l’école, « pour acheter le matériel scolaire ». Quand elles sont en vacances, ses filles l’accompagnent aussi. Mais Catia rêve d’un autre destin : « Ramasser du sable, ce n’est pas un métier, je voudrais qu’elles soient professeure ou docteure. » Bandana violet noué sur les cheveux, Lucienni, la cadette, opine : elle préférerait continuer à « étudier » pour devenir « institutrice ».

Quasiment toutes les ramasseuses de sable sont des mères seules. « Psssit », mime Catia avec ses mains : les hommes se sont fait la malle. « On est mère et père à la fois », appuie Maria Odete. Les femmes sont le pilier de la société cap-verdienne. Ce sont elles qui font bouillir la marmite, tiennent la maison, élèvent les enfants. Ce sont aussi elles qui prennent les coups. Des femmes fortes, certes, mais abîmées. Leur corps en porte les stigmates. Les brûlures du sel sur la peau, les cicatrices sur les jambes, les coupures sous les pieds : le ramassage du sable laisse des traces indélébiles. Les fortes charges à trimballer sur un terrain instable sollicitent le cou, le dos, la colonne vertébrale, les articulations. Les douleurs au genou étaient devenues tellement insupportables que la sœur de Maria Odete, Iva Freire, a dû se résoudre à se faire amputer la jambe gauche. C’était il y a vingt ans. Elle en a aujourd’hui 57, mais en paraît dix de plus, comme beaucoup de travailleuses du sable.

La fille d’Iva, Ludmila, 39 ans, tee-shirt rouge avec un renne, a pris la relève. Elles habitent sous le même toit. Le plafond s’est effondré dans une chambre. « Grâce à Dieu, il n’y avait personne », soupire la mère, campée sur ses béquilles. Trois étais en métal ont été posés en catastrophe pour soutenir la structure. Des morceaux de ferraille ploient vers le sol. Les autres pièces montrent aussi des signes de fatigue : fissures, crevasses sur les murs. La signature du sable de mer utilisé pour faire le béton. Il n’est pas lavé, le sel qu’il contient capte l’humidité puis se dilate sous l’effet de chaleur.

 

 

Quand elle ne porte pas des seaux de sable, Catia remonte des parpaings sur le chemin escarpé qui mène à son domicile. Deux par deux, toujours sur la tête, toujours en tongs bleues. Le sable, elle le « troque » contre du matériel de chantier pour terminer sa maison. A Ribeira da Barca, comme dans tous les quartiers pauvres de l’île, les habitations ne sont jamais terminées. Toutes sont construites avec le sable de mer. Toutes identiques, sans finitions. Des façades grises constituées de blocs de parpaing brut : elles ne supportent ni les enduits ni la peinture.

Orlando a grimpé sur le toit d’une maison. Avec deux amis, il prépare du béton avec le sable ramassé par sa sœur. « Je suis un maçon, un vrai maçon », clame-t-il en français. Orlando a travaillé il y a six ans dans le bâtiment à Neuilly-Plaisance, en banlieue parisienne. Il n’utilise jamais le sable – de « mauvaise qualité » – des pilleuses pour le toit, seulement pour les murs. « Les gens sont pauvres, ils préfèrent le sable de mer au sable industriel », explique Orlando. Un « galucho » se monnaie entre 4 000 et 5 000 escudos (environ 50 euros) contre 10 000 escudos pour le sable de roche extrait mécaniquement et de meilleure qualité.

 

Marché noir

 

Il n’y a pas qu’à Ribeira da Barca que « les gens sont pauvres ». Toute l’île de Santiago ressemble à un vaste chantier. A Vila-Nova, la banlieue de Praia, la capitale, comme à Assomada, la deuxième ville du pays, les collines sont rongées par les constructions anarchiques et illégales. Leur explosion tire l’exploitation du sable de plage depuis plus de trente ans. Praia (« plage » en portugais) concentre près du tiers de la population du Cap-Vert, estimée à un demi-million d’habitants. Cette urbanisation hors de contrôle trouve son origine dans l’exode rural – notamment depuis les îles les moins touristiques – et une immigration africaine du Sénégal ou de Guinée-Buissau. L’ancien maire de Praia avait commencé à démolir les logements sortis de terre sans permis de construire. L’initiative lui a coûté son poste. Son opposant, issu de la communauté de Vila-Nova, a conquis la capitale en 2020 en promettant « des terrains pour tous ». Depuis, les constructions clandestines ont repris de plus belle.

 

La directrice de l’urbanisme de la ville, Zelita Barbosa, reçoit dans son bureau. Elle évoque « un programme » pour lutter contre les constructions clandestines, mais botte en touche devant la question sensible de l’utilisation du sable de mer, une pratique interdite : « J’ai été quatorze ans dans la construction publique et jamais je n’ai travaillé avec du sable de mer. » La commande publique pas plus que les grands groupes privés ne prennent ce risque mais, pour les particuliers, c’est une autre réalité. Le business du sable de mer ne nourrit pas seulement les pilleuses. Il alimente un marché noir où viennent s’approvisionner tous ceux qui n’ont pas les moyens de faire appel à un architecte ou à un professionnel du bâtiment pour édifier leur maison. Pas besoin de chercher très longtemps dans la banlieue de Praia pour dénicher du sable de mer.

Ainsi de ce « revendeur officiel » de Cimbor, le géant portugais du ciment. Côté façade, la société vend du ciment, de la ferraille ou des tuiles. Côté cour, sur un parking discret, à l’abri de grands containers, deux ouvriers remplissent des sacs de 50 kilos à partir de plusieurs tas de sable allant du gris au noir. Le gris clair, certifié industriel (de roche) est à 600 escudos le sac ; le gris foncé et le noir, censés tous deux venir de Mauritanie, sont à respectivement 400 et 350 escudos. José-Miguel se fournit régulièrement ici avec sa camionnette pour livrer des particuliers. Il décode : le sable de Mauritanie vient des plages du Cap-Vert.

Certains camionneurs qui viennent chercher le sable à Ribeira da Barca prennent la peine de recouvrir leur « galucho » d’une bâche. Pour éviter que le sable ne s’envole pendant le trajet. Pour se mettre à l’abri d’un hypothétique contrôle. Depuis 2010, l’extraction du sable est interdite sur les plages du Cap-Vert. Pendant que les femmes chargent un « galucho », un pick-up de la police municipale passe sur la piste qui surplombe la plage. « Il y a quelques années, on courait se cacher quand on apercevait la police », dit Catia. Aujourd’hui, elles poursuivent leurs allers-retours, imperturbables.

Lire la suite

 

 

 

 et

 

 

 

 

 

Source : Le Monde
Diffusion partielle ou totale interdite sans la mention : Source www.kassataya.com
Quitter la version mobile