A quoi sert un roman ?

 Le 360.ma – Ce récit nous plonge au cœur du pouvoir russe, lequel se maintient grâce aux courtisans et oligarques dans l’entourage du maître absolu de la Russie. Le roman de Giuliano da Empoli explique, mieux qu’un compte-rendu scientifique d’un chef d’état-major, ce qui se passe dans la tête froide et dure, illisible et mystérieuse de Poutine.

Un jour, un jeune lecteur m’a demandé «à quoi sert la littérature?». J’avoue que j’avais été embarrassé, tellement l’utilité d’un livre est évidente. Mais la question de cet adolescent méritait une réponse. Je ne lui avais pas fait une conférence, mais je lui avais dit que l’être humain a autant besoin de pain que de poésie. Les animaux n’ont pas besoin qu’on leur raconte des histoires pour vivre. Les humains, de tous temps, ont eu besoin de philosophie pour comprendre le monde, besoin de littérature pour connaître l’âme des autres, besoin de poésie pour ne pas se sentir seul, besoin de musique pour s’élever dans les méandres de la vie quotidienne, besoin d’art et de création pour lutter contre le temps et la mort.

Depuis que l’armée de Poutine a envahi l’Ukraine, toutes ces questions se posent sans qu’elles trouvent de réponse.

Voici un roman, une fiction, écrite en français par un italien Giuliano da Empoli, «Le mage du Kremlin», paru aux Éditions Gallimard au mois d’avril dernier. Ce livre très étonnant est sur la liste des meilleures ventes depuis des semaines. Son succès est dû non seulement au sujet mais aussi au talent d’un écrivain quasi-inconnu en France.

C’est l’histoire d’un personnage assez énigmatique, Vadim Baranov, qui après avoir produit des émissions de télé comme des télé-réalités, est devenu l’éminence grise de Poutine, appelé dans le livre le Tsar.

Etre l’homme le plus proche du Tsar, est un privilège rare. Ce récit nous plonge au cœur du pouvoir russe dont les mécanismes sont hermétiques, lequel se maintient grâce aux courtisans et oligarques dans l’entourage du maître absolu de la Russie.

Le pouvoir dictatorial aime la solitude. On a tous vu à la télé des réunions entre Poutine et son état-major. Entre le chef de l’Etat et les généraux, une distance d’au moins dix mètres. Seul, le chien de Poutine, un labrador, est physiquement proche de lui. Vadim Baranov dit: «il est le seul conseiller qu’il écoute».

L’obsession de Poutine est de reconstruire l’Union soviétique qui s’était désintégrée après la chute du mur de Berlin en 1989. S’adressant à ses hommes, il leur dit: «vous êtes ici pour mettre un terme à la désintégration de la Russie».

Pour Baranov, Poutine est un acteur: «comme tous les grands politiques, Poutine appartient au type de l’acteur qui se met lui-même en scène, qui n’a pas besoin de jouer parce qu’il est à tel point pénétré par le rôle que l’intrigue de la pièce est devenue son histoire, elle coule dans ses veines».

En 1935-36, Staline a fait mourir de faim plus de quatre millions d’Ukrainiens. Poutine a le plan de récupérer ce pays en le détruisant. Il n’a aucun état d’âme. Il poursuit son offensive et reste sourd au bruit et protestations du monde. Le roman de Giuliano da Empoli explique, mieux qu’un compte-rendu scientifique d’un chef d’état-major, ce qui se passe dans la tête froide et dure, illisible et mystérieuse de l’homme qui a lancé un défi à la paix dans le monde.

Il dit: «les faits sont la seule publicité qui nous intéresse».

L’auteur raconte un des épisodes tragiques de l’histoire russe qui montre toute l’ampleur du cynisme du Tsar: lorsqu’un sous-marin nucléaire a coulé pendant un exercice dans la mer de Barents, avec une centaine de membres d’équipage, il restait une vingtaine d’hommes bloqués au fond de la mer. Il était possible de les sauver. Survivants, ils parleraient. Le Tsar les a sacrifiés: «que veux-tu que je fasse? Ils sont tous morts, c’est évident», a-t-il répondu à Baranov.

Son idée fixe: l’ordre à l’intérieur, la puissance à l’extérieur. Le Tsar ne supporte pas que les pays occidentaux traitent la Finlande mieux que la Russie.

L’intervention en Ukraine est une démonstration d’une puissance masquée par des préjugés. Le roman est plein d’anecdotes sur le comportement du Tsar aussi bien dans sa vie privée (très structurée) que dans sa vie de dirigeant implacable. Il ne cesse de répéter: «nous devons retrouver notre souveraineté».

Un personnage dit aussi: «une mouche qui vole hors de propos pendant une cérémonie, humilie le tsar».

Toutes les dictatures se ressemblent. Elles sont une version ancienne de l’ordinateur. C’est ce que pense le Tsar. Froid et cruel. Pas de doute. Pas d’incertitude. Pas d’humanité.

Tel est le constat glaçant de ce magnifique roman qui nous aide à comprendre (un peu) ce qui se passe dans la tête d’un Tsar.

Oui, à quoi sert la littérature? A entrer dans la tête et l’âme de personnages qui fascinent et terrifient. En tout cas, elle s’en approche.

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Tahar Ben Jelloun

 

 

 

 

 

 

Source : Le 360.ma (Maroc)

 

 

 

 

 

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