
Sur la marina de Puerto Banus, la sculpture monumentale d’un rhinocéros, réalisée par Salvador Dali, semble regarder passer les berlines de luxe et s’arrimer les yachts des nababs. En ce début des années 2000, la ville balnéaire de Marbella, dans le sud de l’Espagne, accueille des trafiquants de tous horizons, et les plus fortunés affichent volontiers leur réussite. Sur cette Costa del Sol où la cocaïne arrive par centaines de kilos, ils composent en quelque sorte les « Nations unies du crime ». –
Il y a là des Italiens, des Irlandais, des Albanais, des Colombiens, auxquels s’ajoutent les nouveaux millionnaires du shit, marocains ou espagnols. A chacun ses bars, ses quartiers, ses spécialités. On vient ici pour le business, le blanchiment, mais également pour faire la fête, profiter du soleil et des filles. Régler des comptes, aussi : près d’une vingtaine de Français impliqués dans divers trafics ont été assassinés entre 1996 et 2002.
Ce n’est pas un hasard si cette zone touristique a tant de succès. La cocaïne y est pour beaucoup. A la fin des années 1990, l’Office des Nations unies contre la drogue et le crime évaluait la production mondiale à près de 1 000 tonnes chaque année. La saturation du marché américain et la lutte contre le trafic ont poussé les producteurs colombiens à chercher d’autres débouchés, en Europe notamment. Le cartel mexicain de Sinaloa, alors au faîte de sa puissance, a commencé, lui aussi, à regarder vers le Vieux Continent. La présence en Espagne d’une importante diaspora sud-américaine a assuré aux organisations criminelles des relais et ouvert des perspectives, en particulier sur la Costa del Sol, région déjà connue comme centre logistique du trafic de cannabis en provenance du Rif marocain.
L’époque paraît bien lointaine où Sigmund Freud célébrait la cocaïne miraculeuse, ce XIXe siècle où les chimistes exploraient ses supposées vertus médicales. Même le temps des happy few, ce retour en grâce des années 1970 et 1980 où le snif festif était la marque de fabrique d’une certaine élite, intellectuelle ou financière, paraît dépassé : la coke est désormais un produit de masse, un marché mondialisé, ses cargaisons se calculent en tonnes, sa clientèle en millions d’accros.
Logistique infaillible
Pour satisfaire ces consommateurs et assurer leurs marges, les trafiquants misent sur une logistique infaillible. Voici donc venu l’ère du conteneur, cet objet totem de la mondialisation. La « boîte », comme l’appellent les dockers, aux dimensions identiques dans tous les ports de la planète, est une globe-trotteuse conçue pour faciliter les opérations de chargement et de déchargement. Un rêve aux yeux des trafiquants.
Conséquence : les « routes de la coke », comme les modes de transport, se diversifient. Une cargaison peut partir du port brésilien de Santos dissimulée dans un conteneur, transiter par le Venezuela puis rallier les Antilles avant de rejoindre l’Europe dans une embarcation privée, ou encore prendre la voie des airs à bord d’un vol Cayenne-Paris sous forme d’ovules ingérés par des « mules ». Il arrive aussi qu’elle fasse une halte en Afrique de l’Ouest, où la pression policière est moindre et la corruption réputée plus facile. En 2007, la valeur de la cocaïne en transit en Guinée-Bissau excédait le revenu national du pays. Partout, les trafiquants rivalisent d’ingéniosité pour la dissimuler : au milieu de fruits et de légumes, dans les parois du conteneur, mélangée à des sacs de sucre, dissimulée dans des blocs de béton ou dans des noix de coco recomposées.
Le marché est si rentable – 1 kilo acheté 1 000 dollars aux trafiquants colombiens peut être revendu 60 000 dollars en bout de chaîne, soit une marge supérieure à 5 000 % – qu’il fait tourner les têtes. Même celles de certains policiers. Une nuit de juillet 2014, 48,5 kilos de cocaïne disparaissent des scellés de la police judiciaire parisienne au 36, quai des Orfèvres. L’auteur du vol ? Un membre de la brigade des stupéfiants. La drogue, elle, ne sera jamais retrouvée.
Ce n’est pas encore une déferlante, mais la disponibilité de la cocaïne sur le marché européen croît de façon exponentielle. Dans les ports d’Anvers (Belgique), Rotterdam (Pays-Bas), Valence (Espagne), Gioia Tauro (Italie) ou Le Havre (France), il est de moins en moins exceptionnel d’en dénicher plusieurs centaines de kilos dans un seul conteneur. Les chiffres de la consommation sont à l’avenant. En 2000, l’Observatoire français des drogues et des tendances addictives estimait à 1,5 % la proportion d’adultes français ayant essayé au moins une fois cette drogue. Dix ans plus tard, le taux était de 3,4 %. Les salons mondains n’ont plus le monopole, le fléau ignore les frontières sociales.
La police, elle, doit s’adapter. A grand renfort d’informateurs et de livraisons surveillées, elle privilégie le démantèlement des réseaux aux saisies sèches… L’adversaire, lui aussi, change parfois de stratégie. En novembre 2019, la police espagnole découvre un petit sous-marin échoué sur la côte galicienne. A l’intérieur, 152 ballots de cocaïne (environ 3 000 kilos), d’une valeur marchande de 123 millions de dollars (118 millions d’euros). Les trois passagers, un ex-boxeur espagnol et deux cousins équatoriens, ne s’y trouvent plus, mais ils sont rattrapés quelques jours plus tard, épuisés. Ils viennent de parcourir 3 500 milles nautiques entre le Brésil et l’Europe à bord de ce sous-marin artisanal, construit en Amazonie. Vingt-sept jours de traversée avec pour seuls équipements une boussole et un compas ! Dans l’océan en furie, ils ont cru mourir dans ce cercueil d’acier. S’ils sont sains et saufs, l’opération est un échec pour les commanditaires, contraints de revoir leurs plans. Il se murmure déjà que des drones sont utilisés pour transporter la marchandise sur de courtes distances…
La fin de la fiesta
Signe d’une pression policière accrue autant que du dynamisme du secteur, le volume des saisies augmente chaque année. Surtout dans une région particulièrement sensible, l’Europe du Nord. En 2021, les 89 tonnes de cocaïne saisies sur les rives de l’Escaut font d’Anvers la principale porte d’entrée de cette drogue sur le Vieux Continent. Elles représentent pourtant moins de 10 % du total ayant transité par le port… Les règlements de comptes témoignent, eux aussi, de l’ampleur du problème aux Pays-Bas, où un avocat puis un journaliste sont tués, le premier en 2019, le second en 2021.
La violence des cartels sud-américains, dont les émissaires sont de plus en plus présents sur le territoire européen, inspire les clans locaux. En 2020, une opération baptisée « Sky Ecc » permet à des policiers belges d’intercepter des messages entre trafiquants. Ils prennent alors connaissance d’une série de projets d’assassinats et les consignent dans un document.
« En Allemagne, un assassin péruvien est sollicité pour assassiner une famille allemande. (…) Aux Pays-Bas, une attaque est prévue sur la maison de la mère d’un complice à IJsselstein. (…) En Italie, une victime albanaise a volé de la drogue à une organisation criminelle. L’oncle de la personne concernée serait mis sous pression. (…) En Serbie, un tueur à gages surveille un bâtiment où réside la victime qui est surveillée par des gardes du corps. Sa fille est visée et suivie. (…) Au Monténégro, un accusé suspect dans un procès en veut à la juge de son affaire. Avec des hommes de main, il prévoit de la suivre du tribunal jusqu’à sa résidence pour l’assassiner…. » Plus tard, les enquêteurs découvrent qu’à Belgrade, une équipe de trafiquants serbes enlève ses rivaux avant de les tuer, les démembrer et les passer dans un hachoir à viande. Le point commun entre toutes ces horreurs ? La cocaïne, reine des trafics.
Effet inattendu de cette évolution, la figure du grand « narco », telle qu’elle a pu être incarnée en son temps par le Colombien Pablo Escobar, mort en 1993, ou plus tard par le Mexicain Joaquin Guzman, alias « El Chapo », est en voie de disparition. La multiplicité des acteurs, le travail policier et la violence entre gangs limitent la durée des règnes. Bien que les derniers caïds européens cherchent à se réfugier dans des pays où la coopération judiciaire demeure très faible, comme à Dubaï, plusieurs arrestations récentes laissent penser qu’ils ne sont plus à l’abri. Le temps de la fiesta est révolu, que ce soit à Marbella ou en Colombie. A 150 kilomètres à l’est de Medellin, l’hacienda Napoles de Pablo Escobar a été transformée en musée, et l’intéressé en personnage de série à succès.
Ubérisation du marché
L’image d’une organisation pyramidale, au sommet de laquelle trônerait un « parrain » tout-puissant, a également fait long feu. Les équipes actuelles sont pour l’essentiel des prestataires de services spécialisés dans une étape du trafic, exploitant, dans un élan d’ubérisation, une main-d’œuvre précaire toujours plus fournie.
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