Arabie saoudite : Mohammed Ben Salman, la revanche du proscrit

La visite dans le royaume du président américain, Joe Biden, sacre la victoire du prince héritier, désormais courtisé au lieu d’être ostracisé.

Le Monde   – La quarantaine aura duré presque quatre ans, de l’automne 2018 à l’été 2022. Pendant l’essentiel de cette période, les principaux dirigeants occidentaux se sont tenus à distance du sulfureux Mohammed Ben Salman Al Saoud, dit « MBS », le prince héritier saoudien, désigné par la CIA comme l’ordonnateur de la liquidation du journaliste Jamal Khashoggi. Mais cette phase d’ostracisation non dite se termine.

Après le déplacement du président français, Emmanuel Macron, en Arabie saoudite, en décembre 2021, puis celui du premier ministre britannique, Boris Johnson, en mars, la venue du président américain, Joe Biden, vendredi 15 juillet, à Djedda, parachève le retour sur la scène internationale du fils du roi Salman, âgé de 36 ans.

 

Le virage est d’autant plus frappant que de tous les chefs d’Etat occidentaux, M. Biden est celui qui avait eu l’attitude la plus dure à l’endroit du jeune prince, monarque « bis » d’Arabie, qui a entrepris de sortir le royaume de sa sclérose. Le leader démocrate avait promis de traiter cet Etat en « paria » durant la campagne présidentielle et peu après son élection, il avait déclassifié le rapport des services secrets incriminant « MBS » dans la mise à mort, particulièrement sordide, de M. Khashoggi.

Le journaliste a été étouffé à l’intérieur du consulat saoudien d’Istanbul, le 4 octobre 2018, par une équipe de barbouzes venus de Riyad, qui ont ensuite démembré son corps à la scie à os. Dans la foulée de la publication du rapport, Joe Biden avait fait savoir qu’il ne s’entretiendrait pas avec le dauphin, au motif que son interlocuteur devait être Salman, le souverain en titre. Un affront qui n’est donc plus de saison.

 

« Le revirement de Biden constitue un triomphe politique et personnel pour Mohammed Ben Salman », estime Yasmine Faouk, analyste à la Fondation Carnegie. « C’est la revanche de “MBS”, opine Hussein Ibish, chercheur au Arab Gulf State Institute de Washington. Le voyage de Biden lui donne raison a posteriori. Quoi qu’il fasse, à la fin il s’en sort. »

 

Le conflit en Ukraine, un accélérateur

 

La volte-face du locataire de la Maison Blanche trouve son origine dans la guerre en Ukraine. Pour contrer le bellicisme russe, les Etats-Unis cherchent à revitaliser le camp arabe proaméricain, de la même façon qu’ils ont revigoré la vieille OTAN. A l’approche des élections de mi-mandat au Congrès, prévues à l’automne, Washington a un besoin urgent de marquer des points sur la scène intérieure, en faisant baisser le prix de l’essence, préoccupation majeure de l’électeur américain. Et la clé d’une inflexion des cours se trouve évidemment en Arabie saoudite, le plus gros Etat exportateur de brut de la planète, coleader de l’OPEP + avec la Russie.

Le conflit en Ukraine n’a cependant joué qu’un rôle d’accélérateur. Compte tenu du rôle pivot que joue Riyad dans la région, la mise en quarantaine par les Etats-Unis de Mohammed Ben Salman, parti pour un long règne courant potentiellement sur plusieurs décennies, était difficilement viable sur le long terme. A partir du moment où Joe Biden avait renoncé à mettre « MBS » sous sanctions, sa réintégration dans le jeu diplomatique américain n’était qu’une question de temps.

« Quiconque veut être présent dans le Golfe n’a que deux options : frapper à la porte de l’Iran ou de l’Arabie saoudite, souligne Hussein Ibish. Les Etats-Unis étaient condamnés à faire marche arrière. Ils n’ont pas de partenaires alternatifs à Riyad, à moins de renoncer à mener une politique internationale. »

 

La phase de bannissement de Mohammed Ben Salman a été plus longue et plus suivie, toutefois, que ce que les observateurs anticipaient. Depuis l’assassinat de Jamal Khashoggi, l’homme qui a commencé à ouvrir l’Arabie saoudite sur le monde n’a pas mis les pieds dans une capitale occidentale. Avant la venue d’Emmanuel Macron à Djedda, en décembre 2021, aucun chef d’Etat ou de gouvernement occidental d’envergure ne s’était rendu dans le royaume.

La brutalité sidérante de l’opération d’Istanbul et le retentissement planétaire qu’elle a eu expliquent le peu d’empressement des dirigeants européens à être photographiés avec « MBS », devenu du jour au lendemain pestiféré. L’épidémie de Covid-19, qui a transformé le G20 de Riyad, en novembre 2020, en une simple visioconférence, a aussi contribué à prolonger la mise à l’écart du numéro deux saoudien.

« MBS » n’a pas dévié de sa feuille de route

 

Interrogé en mars par le magazine américain The Atlantic sur l’attitude à son égard du président Biden, le proscrit de Riyad avait eu cette réponse lapidaire : « Tout simplement, je m’en fiche. » Et de fait, pendant ces quatre années, Mohammed Ben Salman n’a pas dévié de sa feuille de route, le plan Vision 2030. Un programme destiné à desserrer l’emprise des religieux sur la société et à diversifier l’économie, encore très dépendante de la rente pétrolière, le tout mis en œuvre de manière ultra-autoritaire. La modernisation par le haut, un mélange de réformisme et d’absolutisme.

C’est dans le domaine des mœurs que les changements sont les plus flagrants. Après l’interdiction faite aux femmes de conduire, levée en juin 2018, d’autres mesures emblématiques du rigorisme saoudien ont disparu, comme la ségrégation des sexes dans les restaurants et la fermeture des magasins aux heures de prière. Les concerts de musique, autrefois prohibés par le clergé wahhabite, se multiplient, de même que les manifestations sportives, où afflue la jeunesse saoudienne, ravie de cette « normalisation » sociétale.

Autres bénéficiaires de la dynamique d’ouverture, les Saoudiennes entrent en masse sur le marché du travail, dont elles étaient peu ou prou exclues jusque-là. La part de la population féminine occupant un emploi ou bien en cherchant un activement a bondi, de 20 % en 2018 à 33 % en 2021, selon la Banque mondiale. « “MBS” veut créer une nouvelle Arabie saoudite et il n’y a pas de doute qu’elle est en train d’émerger, constate Bertrand Besancenot, ancien ambassadeur de France à Riyad, aujourd’hui chargé de la communication du royaume dans l’Hexagone au sein du cabinet ESL & Network. Il se voit comme le nouvel Ibn Saoud [le fondateur du royaume, en 1932], l’homme qui va placer l’Arabie parmi les dix pays qui comptent sur la planète. »

Dans le domaine économique, les mutations sont plus lentes. Le prince héritier a lancé une série de mégachantiers, comme Neom, une mégalopole écofuturiste à 500 milliards de dollars (500 milliards d’euros) ; Qiddiya, un parc d’attractions grand sur le papier comme trois fois Paris ; des stations balnéaires ultra-luxueuses le long de la mer Rouge ; et le domaine antique d’Al-Ula, jailli des sables du désert. L’objectif est de faire du tourisme et du divertissement la nouvelle locomotive de croissance du pays, à côté des hydrocarbures. Mais les investissements étrangers, sans lesquels ces projets pharaoniques ne verront pas le jour, tardent pour l’instant à se matérialiser.

Pour tenter de redorer son image après l’affaire Khashoggi et amadouer la nouvelle administration américaine, « MBS » a fait quelques gestes. Des figures emblématiques de l’embryonnaire société civile saoudienne, comme la féministe Loujain Al-Hathloul et le libre-penseur Raif Badawi, incarcérés depuis plusieurs années, ont été libérées.

 

Pas près de renoncer à ses méthodes autoritaires

 

Mais l’interdiction qui leur est faite de voyager en dehors du royaume et le maintien en prison de beaucoup d’autres personnes, comme l’économiste Essam Al-Zamel, qui avait osé critiquer la mesure-phare de Vision 2030, l’introduction en Bourse de la compagnie pétrolière saoudienne Aramco, montre que le prince héritier n’est pas près de renoncer à ses méthodes autoritaires.

L’actuelle campagne de démolition d’une soixantaine de quartiers pauvres de Djedda, au nom de la modernisation de la cité portuaire, en offre une autre preuve. Menée au pas de charge, sans consultation avec les habitants, et sans leur donner le temps ni les moyens de se reloger, elle est qualifiée d’« éviction forcée » par Amnesty International, qui redoute qu’un demi-million de personnes soient affectées.

 

 

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Source : Le Monde 

 

 

 

 

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