
A l’été 2014, une rumeur insistante circule à Washington : David Plouffe, l’un des plus proches conseillers de Barack Obama, pourrait revenir à la Maison Blanche. Principal architecte de la campagne victorieuse du démocrate en 2008, M. Plouffe avait quitté son poste de conseiller senior du président en 2013. Dans les cercles politiques, son retour est évoqué de manière insistante, pour accompagner Barack Obama durant les deux dernières années de son mandat. Mais le 14 août, à la surprise générale, c’est un tout autre poste que rejoint M. Plouffe : celui de vice-président d’Uber.
L’Américain David Plouffe, conseiller en chef et membre du conseil d’administration d’Uber, le 10 mai 2016, à New York.
Le choix d’un des plus réputés cadres de l’administration Obama ne doit rien au hasard. Quelques mois plus tôt, à la conférence Recode, le PDG d’Uber, Travis Kalanick, expliquait rechercher un nouveau vice-président capable de mener une campagne politique pour le compte de son entreprise : « Nous ne sommes pas Pinterest. Nous changeons la manière dont les villes fonctionnent (…) Nous sommes dans une campagne politique, le candidat, c’est Uber, et notre adversaire est un connard qui s’appelle Taxi. »
Dans cette nouvelle campagne qu’il est chargé de mener, M. Plouffe peut compter sur un vieux compagnon de route : Jim Messina, le chief of staff (« chef de cabinet ») de Barack Obama durant sa campagne de 2008, qui a lui aussi rejoint le secteur privé et compte, à l’époque, Uber parmi ses clients.
Mobiliser l’ambassadrice américaine à Paris
Les deux hommes n’apportent pas uniquement à Uber leur sens de la stratégie politique. Ils disposent d’un carnet d’adresses gigantesque, dans lequel figure tout le gratin de l’administration américaine. En France, où Uber est en pleine tourmente en 2015, et où les contrôles et perquisitions se multiplient, ces connexions sont rapidement mises à profit pour faire pression, via l’ambassade des Etats-Unis, sur le gouvernement. Les « Uber Files » montrent à quel point Uber a tenté de faire peser toute la puissance de la diplomatie américaine en sa faveur.
« Uber Files » est une enquête reposant sur des milliers de documents internes à Uber adressés par une source anonyme au quotidien britannique The Guardian, et transmis au Consortium international des journalistes d’investigation (ICIJ) et à 42 médias partenaires, dont Le Monde.
Courriels, présentations, comptes rendus de réunion… Ces 124 000 documents, datés de 2013 à 2017, offrent une plongée rare dans les arcanes d’une start-up qui cherchait alors à s’implanter dans les métropoles du monde entier malgré un contexte réglementaire défavorable. Ils détaillent la manière dont Uber a utilisé, en France comme ailleurs, toutes les ficelles du lobbying pour tenter de faire évoluer la loi à son avantage.
Les « Uber Files » révèlent aussi comment le groupe californien, déterminé à s’imposer par le fait accompli et, au besoin, en opérant dans l’illégalité, a mis en œuvre des pratiques jouant volontairement avec les limites de la loi, ou pouvant s’apparenter à de l’obstruction judiciaire face aux enquêtes dont il faisait l’objet.
Aux Etats-Unis, les ambassades sont des postes politiques ; chaque nouveau président peut nommer des diplomates de son bord. Jane Hartley, qui occupe le prestigieux poste de Paris, a été nommée par Barack Obama en juin 2014. « On lui a donné la France », plaisante M. Messina, dans un échange avec un lobbyiste d’Uber. Cheffe d’entreprise avant de devenir ambassadrice, Mme Hartley faisait également partie des principaux donateurs de la campagne 2012 de Barack Obama.
L’équipe d’Uber en France se sent ainsi parfaitement légitime à solliciter l’ambassade. Un des cadres d’Uber France suggère, en octobre 2015, « d’activer Jane Hartley pour qu’elle écrive formellement au président de la République pour se plaindre 1/du harcèlement policier et administratif qu’Uber subit en France et 2/des entraves politiques et juridiques qui brident [leur] développement business dans les villes françaises ». Sollicitée par Le Monde et ses partenaires, Jane Hartley n’a pas donné suite.
Jim Messina, en septembre 2015, à Berlin. Passé dans le privé, l’ex-chef de cabinet adjoint à la Maison Blanche, auprès du président Barack Obama, compte à cette époque Uber parmi ses clients.
Début 2016, Uber cherche de nouveau à utiliser toute la puissance de frappe du gouvernement américain. A Paris, les dirigeants de Heetch, l’un des concurrents d’Uber, viennent d’être placés en garde à vue, et Uber craint d’être la prochaine entreprise visée. « Nous avons besoin que [Jane Hartley] intervienne sur ce bazar Heetch, écrit Mark MacGann, le lobbyiste en chef d’Uber en Europe, à David Plouffe. On aimerait aussi que quelques sénateurs [américains] écrivent aux Français pour leur demander [ce que c’est que ce bordel]. Jane [Hartley] peut aussi aider. Et comme Penny P[ritzker, à l’époque secrétaire au commerce du gouvernement Obama] sera à Davos, et verra probablement Macron, on devrait la briefer également. »
Rendez-vous avec ministres et oligarques
Mais plus encore qu’un accès aux ressources de la diplomatie américaine, David Plouffe et Jim Messina fournissent à Uber une incroyable capacité à accéder aux responsables politiques du monde entier. Au milieu des années 2010, toujours nimbés de l’aura des deux campagnes victorieuses et innovantes de Barack Obama, les deux hommes incarnent la nouvelle génération de stratèges qui ont su mettre à profit les réseaux sociaux et le big data. Ils mettent à profit en permanence cette double casquette pour le compte d’Uber. Lorsqu’il se déplace à Dubaï, Riyad ou Helsinki, David Plouffe obtient, en quelques e-mails, des rendez-vous avec des ministres que les équipes locales peinent à décrocher.
M. Plouffe reconnaît aujourd’hui que les débats sur le statut d’Uber, et les négociations auxquelles il participait, « étaient parfois simples et parfois plus difficiles », et que « parfois, certaines personnes au sein de l’entreprise ont souhaité aller trop loin ». Il dit avoir « fait de son mieux » pour éviter que « certaines lignes ne soient franchies ».
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