La veillée des lames / Par Hamidou ANNE

Le Quotidien – Tabaski 2022. Je me rappelle l’excitation qui me gagnait à la veille de cette fête phare du calendrier musulman. Quand j’étais enfant, à Pikine, la Tabaski était une sorte de pause pour toutes ces familles qui castagnent avec un quotidien âpre. Tout était urgent pour ces milliers de familles recluses derrière l’autoroute, coincées entre l’exigence de la dignité et le besoin de crier la souffrance que secrète le manque.

Le petit garçon que j’étais appréciait la Tabaski plus que toute autre fête. C’était un moment agréable, le meilleur de tous, celui d’une joie indescriptible. Chaque année, nous sacrifiions à un cérémonial millimétré. Je passais une partie de la nuit fiévreuse d’avant à admirer notre bélier, le comparant à ceux du quartier, notamment à celui de la famille seerer, nos voisins d’en face. Au réveil, l’excitation était à son comble. Le boubou. La mosquée. Puis le rite du sacrifice du mouton.

La journée était ensuite ponctuée de victuailles, de retrouvailles entre la famille et les amis, et remontait dans l’atmosphère un parfum de joie et de partage. L’après-midi, nous faisions la tournée des étrennes avant de conclure cette journée par la fameuse «nuit blanche», moment des légèretés qui venait fermer la fenêtre religieuse dans nos sociétés imbibées de profane.

Nous étions des enfants insouciants et perméables aux choses d’adultes, à ce qui les tiraille et les rend souvent subitement silencieux sans que nous ne comprenions pourquoi. Les enfants sont égoïstes et ne se soucient que de ce qui nourrit leur petit cœur de potache. Ils ne peuvent imaginer la douleur et les sacrifices des ascendants pour faire de la Tabaski un rituel de célébration dans l’abondance.

Un enfant n’a aucun compte à rendre, ni à Dieu ni aux hommes. Il a son monde à lui, une vaste aire où rien n’est impossible.

Nous ne pouvions imaginer le drame pour nos parents lors de la veillée des larmes. J’imagine à présent les larmes qu’ils ont réprimées afin de paraître forts et invincibles. Un parent se veut puissant, insubmersible, pour honorer la figure du héros qu’il incarne aux yeux de sa progéniture.

Plus tard, j’ai compris que la fête dans notre pays, n’est pas un moment de douceur et de tendresse.

Elle porte en elle beaucoup de souffrance chez des pères et mères de famille qui expérimentent le manque, voire le chagrin, mais doivent faire face. Les héros ordinaires des quartiers populaires de mon enfance doivent relever la tête et éviter la honte de n’avoir pas attaché devant leur domicile un bélier aux cornes enroulées.

Un jour, je devais avoir sept ans, j’ai perdu mon innocence. Un tonton proche n’avait pas pu acquérir le mouton de Tabaski. Je découvrais ainsi qu’il était possible de passer la fête de Tabaski sans mouton. J’ai compris que la fête n’était pas qu’une belle symphonie de tenues, de somptueux repas, de rires et de joie, ponctuée de demandes mutuelles de pardon formulées dans la tradition musulmane qui sacralise les relations de bon voisinage.

Il y avait, comme en tout, la dialectique du manque et de l’avoir ; la cohabitation entre ceux qui possèdent et ceux qui sont dans l’impossibilité de se procurer le minimum.

Depuis j’appréhende les fêtes différemment, avec davantage de circonspection voire de mélancolie. A vrai dire, je ne les aime plus. Je souhaite qu’elles arrivent et passent vite pour que ceux qui n’ont pas les moyens de célébrer ne subissent pas trop longtemps les regards de compassion, de pitié ou de moquerie.

Je voudrais que les fêtes passent comme une bonne nuit de sommeil. Très vite. Comme si l’avant et l’après-Tabaski étaient contenus dans la même minute. Par la magie de l’anesthésie du sommeil qui dessine ses traits sur la nuit dont le Coran nous dit qu’elle a été conçue pour être un voile de pudeur.

Je me couche tôt les soirs de fête pour ne pas éprouver jusqu’au bout, dans sa longueur, ces journées que ceux qui n’ont pas les moyens de célébrer voient traverser de manière interminable. C’est une façon d’être solidaire des miens de ma position égoïste de transfuge de classe. Je n’ai pas le choix : quand j’écris, je ne peux parler que des miens, ceux avec qui je partage la même émotion douloureuse des origines.

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Hamidou ANNE

Source : Le Quotidien (Sénégal)

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