Au Sénégal, Kalista Sy, créatrice de séries à haute teneur féministe

Après « Maîtresse d’un homme marié », la productrice et scénariste s’attaque aux tabous de l’infertilité et du désir d’enfant avec sa nouvelle sitcom « Yaay 2.0 ».

– D’aucuns la présentent comme la « Shonda sénégalaise », en référence à Shonda Rhimes, la créatrice de séries américaines à succès (Grey’s Anatomy, Murder, Scandal). « Cela m’amuse et me rend fière », avoue Kalista Sy, un sourire dans la voix. Comme la showrunneuse afro-américaine, la scénariste et productrice sénégalaise a bouleversé l’industrie audiovisuelle de son pays. Une pointe de scandale en plus. Adultère, dépression, viol, alcoolisme… ses productions évoquent des thèmes tabous et sulfureux pour la société sénégalaise, très imprégnée de valeurs religieuses.

« Elle a changé la donne ! », s’enthousiasme Jessica Gomes, alias Dalanda, personnage central de Maîtresse d’un homme marié (MDHM), la célèbre sitcom imaginée et scénarisée par Kalista Sy. « Avant MDHM, on voyait à l’écran des femmes soumises, totalement dévouées à leur mari, à leur foyer. Des femmes qui supportent tout. Kalista montre ce que nous vivons et ce qu’on n’ose exposer dans notre société patriarcale, par peur du regard des autres. »

 

Kalista Sy prend un malin plaisir à faire voler en éclats la figure de la femme sénégalaise respectueuse des injonctions à la discrétion, à la pudeur (« sutura ») et à la patience (« mougn ») et qui constituent, pour nombre d’entre elles, la norme attendue. « Ces principes, je les respecte… mais pas trop quand même ! », raille celle qui revendique un choix de mariage monogame. Au Sénégal, le mari peut choisir le régime de la polygamie lors du mariage civil. « Je dénonce simplement le fait que la vie des femmes soit centrée autour des hommes. Il y a cette injonction continuelle à les servir, à être parfaites quand les hommes, eux, sont encouragés à avoir plusieurs femmes, car ça les valorise socialement. »

« Pornographie verbale »

Dans sa nouvelle série, Yaay 2.0 (mère en wolof), à l’écran depuis fin mai, Kalista Sy explore la question du désir de maternité et aborde sans fards l’infertilité masculine, le handicap, les fausses couches. Autant de difficultés qui pèsent sur les couples et les rongent. « Quand un enfant n’arrive pas, la femme est tenue pour responsable. Mais que se passe-t-il si on découvre que c’est l’homme qui a un problème ? C’est cette réalité que j’ai voulu raconter », explique Kalista Sy entre deux scènes de tournage.

A 38 ans et confrontée à un désir de maternité qui tarde à se concrétiser, la scénariste puise dans son expérience personnelle et dans les témoignages reçus via les réseaux sociaux pour nourrir son écriture. A la tête d’une entreprise de 24 employés, cette autodidacte alterne désormais les rôles. Elle écrit, choisit ses comédiens, les musiques, supervise le montage et veille à la discipline sur le plateau. « Elle est très directive et stricte lors des scènes. Si on ne lui donne pas ce qu’elle veut, elle s’énerve. Elle peut être une amie et un petit tyran », charrie Jessica Gomes.

 

Biberonnée à Colombo, Derrick et Xena la Guerrière contrairement à nombre de ses compatriotes, abonnées aux telenovelas sud-américaines, « trop cheap » selon elle, Kalista Sy espère réitérer le succès de MDHM quitte à secouer, à nouveau, les franges conservatrices du pays. Entre 2019 et 2021, le feuilleton a narré les déboires de quatre femmes prises au piège de mariages malheureux, d’une polygamie imposée ou assumant, au contraire, leurs relations hors mariage avec un franc-parler détonnant. Chaque épisode cumulait entre 2 et 5 millions de vues sur Youtube et réunissait un large public lors de sa diffusion hebdomadaire sur la chaîne privée 2STV. Mais, dès son lancement, MDHM a suscité de vifs débats sur les réseaux sociaux et provoqué l’ire d’organisations religieuses, outrées par certaines scènes.

« La goutte d’eau pour nous, c’est lorsque le personnage principal, Marème Dial, à qui une amie reprochait son vagabondage sexuel, a désigné son bas-ventre en disant : “Ce qui est entre mes jambes m’appartient et j’en fais cadeau à qui je veux.” C’est l’apologie de la fornication, de l’infidélité conjugale sur fond de pornographie verbale », justifie calmement Mame Makhtar Guèye, porte-parole de l’ONG Jamra à l’origine d’une plainte conjointe avec le Comité de défense des valeurs morales au Sénégal auprès du Conseil national de régulation audiovisuelle (CNRA). S’en est suivie la mise en demeure de la chaîne, le gendarme de l’audiovisuel estimant certaines séquences « indécentes » et « susceptibles de nuire à la préservation des identités culturelles ».

« Attaques contre le corps des femmes »

Quelques semaines avant cette sentence très commentée, Mame Makhtar Guèye avait convoqué, dans sa villa dakaroise, Kalista Sy et Serigne Massamba Ndour, le fondateur de la société Marodi et producteur de MDHM. Une rencontre « cordiale », d’après Guèye, même si Kalista Sy, elle, se souvient d’une « tentative de lui faire la morale ». A l’issue de l’entrevue, le militant conservateur aurait exigé, selon Marodi, d’être impliqué dans la rédaction du scénario, ce que l’intéressé dément et n’aurait pas obtenu. « Ces pressions m’ont épuisée et fragilisée. Le Sénégal est un pays laïc, c’est un principe de liberté », s’insurge Kalista Sy, encore ulcérée par l’épisode. « En tant que femme dans un pays où on m’a octroyé des droits, suis-je vraiment libre de m’exprimer comme je le souhaite ? », interroge-t-elle.

Malgré les pressions, la réalisatrice a tenu bon. Elle s’est séparée de Marodi – pour divergences de vues sur le scénario – et a lancé sa propre société de production, Kalista TV Production. Sa détermination, elle dit l’avoir forgée dans ses blessures familiales. En 2011, la showrunneuse a perdu sa sœur âgée de 25 ans. Cinq ans après, son petit frère décédait à 30 ans. Aujourd’hui, il ne lui reste qu’une sœur cadette, et une intense colère. « Notre société sénégalaise ne légitime pas le deuil. On vous demande de ne pas pleurer pour ne pas faire souffrir vos morts dans l’autre monde. Après la mort de ses enfants, faute de pouvoir extérioriser sa peine, ma mère a perdu 20 kg. Il n’y a pas de soutien psychologique pour la personne endeuillée. C’est cruel d’infliger ce silence », s’émeut-elle.

 

Issue d’un couple peul divorcé (père instituteur, mère astreinte aux petits boulots), Kalista Sy (de son vrai nom Khadidiatou Sy) a d’abord travaillé une dizaine d’années à la chaîne privée qui diffuse aujourd’hui ses créations, la 2STV, comme rédactrice et présentatrice. « Elle écrivait des histoires sans cesse, même au travail, se souvient Samba Ardo Ba, journaliste et ami de longue date. Au sein de la rédaction, elle portait un discours féministe à travers ses émissions et dénonçait les attaques contre le corps des femmes comme la grossophobie dont elle a souffert au lycée. »

C’est à cette époque que cette passionnée de littérature – elle est une grande lectrice de l’écrivaine turque Elif Shafak et nigériane Chimamanda Ngozi Adichie – griffonne dans sa chambre une centaine de manuscrits d’histoires de femmes puis les publie sur Facebook. Ses abonnées dévorent ses chroniques centrées sur les tourments d’une jeune fille ronde, puis sur la rivalité entre deux héroïnes singulières, Lalla, l’épouse légitime, et Marème, la pétillante amante, toutes deux futures personnages centraux de MDHM. Des fans lui suggèrent de porter à l’écran leur duel, ce qu’elle fera cinq ans après.

« Réfractaires au changement »

« Mes chroniques ont plu car elles étaient situées dans un contexte sénégalais. On pouvait s’identifier à ces personnages familiers. Avant, on se racontait comme les Blancs car on s’inspirait surtout d’histoires tirées des romans Harlequin qui sont très lus ici. Marème ne ressemble pas au cliché de la maîtresse sans le sou et inculte. Elle est indépendante financièrement, a fait de longues études et s’affirme. Et pourtant c’est une maîtresse. Nous pouvons toutes être des Marème » analyse-t-elle avec le recul.

La suite, c’est le succès phénoménal du feuilleton, à l’origine d’après elle, d’une révolution scénaristique au sein de l’industrie des séries sénégalaises. « Avant, chez Marodi, c’était des hommes qui écrivaient pour des femmes. Elles étaient hypersexualisées et passives, peu inspirantes. Mais depuis MDHM, elles travaillent, prennent le pouvoir, s’affirment et parlent fort », s’enorgueillit Kalista Sy. Chez Marodi, on relativise la portée de la série. « Malgré son succès, ce n’est pas notre meilleure série. Elle n’a rien révolutionné » lâche, un brin agacé, Amadou Fall, le chargé des relations presse de la maison.

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Source : Le Monde  

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