Le Sénégal, terre d’élection des étudiants du continent

En dix ans, le pays a multiplié par six le nombre de jeunes inscrits issus de toute l’Afrique, poussés par les difficultés d’aller étudier en France et l’instabilité régionale.

 Le Monde – C’est un concentré du continent qui se croise et se recroise sur ce vaste campus bétonné. Tchadiens, Gabonais, Malgaches, Ougandais, Béninois, Tunisiens…

Chaque jour, une Afrique bûche côte à côte sur les bancs de l’Université Cheikh Anta Diop (UCAD) de Dakar. « J’étais surpris à mon arrivée ici : je ne pensais pas voir autant d’étrangers comme moi », lance Adjidad Ahmada, un Comorien qui étudie, depuis 2019, la biologie végétale. Après sa licence, le jeune homme de 29 ans envisageait de passer son master hors des frontières de son archipel natal. D’abord en France, « mais il y a beaucoup de procédures administratives, alors des amis m’ont conseillé d’aller au Sénégal », confie-t-il. La réputation de l’UCAD a voyagé jusqu’à Moroni, à plus de 7 310 kilomètres de Dakar.

 

Comme lui, de plus en plus d’étudiants africains choisissent cette partie du continent pour suivre leur cursus universitaire ou intégrer une grande école sénégalaise comme l’Inter-Etats des sciences et médecine vétérinaire. En 2020, selon le ministère sénégalais de l’enseignement supérieur (MESRI), un peu plus de 18 000 étrangers venus du continent – sur 216 657 étudiants – étaient inscrits dans un établissement privé (13 000) et public (5 800). Ils étaient quelque 12 000 en 2016 et seulement 3 000 en 2010.

Vocation panafricaine

Pourquoi un tel attrait ? « Il y a d’abord un facteur historique », estime Ahmadou Aly MBaye, le recteur de l’UCAD, la plus importante université du Sénégal avec près de 90 000 étudiants, dont environ 4 500 issus de tout le continent : « Dès sa création, en 1918, l’établissement [à l’époque, il s’agit de l’Ecole de médecine de l’Afrique-Occidentale française] était destiné à toute la sous-région. Il ne s’est jamais départi de cette vocation. » A l’indépendance, en 1960, Léopold Sédar Senghor, premier président de la République sénégalaise, a voulu faire de cet établissement une institution panafricaine.

Ainsi, les enseignants, qu’ils viennent du Cameroun, du Togo ou de Djibouti, peuvent prétendre à un poste au sein de l’université « sans être discriminés », assure M. MBaye. Ou encore, les étudiants de l’Union monétaire ouest-africaine (UMOA) paient le même tarif que les Sénégalais, soit 25 000 francs CFA (38 euros). « Nous avons une politique assez généreuse : notre volonté est de dire aux étudiants étrangers : “Vous êtes chez vous” », souligne le recteur.

 

« La réputation de notre enseignement supérieur vient pallier la défaillance du système éducatif de certains pays. En plus ici, il n’y a pas de xénophobie ou de racisme », note le professeur Olivier Sagna, directeur des études et de la coopération au MESRI. « Plusieurs chefs d’Etat comme Ibrahim Boubacar Keïta [Mali] ou Mohamed Bazoum [Niger] y ont été formés, cela en dit long sur la qualité de l’enseignement. C’est ce que nous recherchons et c’est ce que nous y trouvons », lance Ibrahim Bacca Keïta, un Malien de 29 ans, président de la Fédération des étudiants et stagiaires africains au Sénégal (FESA). « C’est une fierté de rester sur le sol africain », ajoute M. Keïta. Pour autant, le recteur Ahmadou Aly MBaye tempère : « Ce sont les étudiants internationaux qui viennent vers nous, on ne va pas les chercher. »

En effet, l’histoire, le sens de l’accueil, le soleil, les plages ou la qualité de l’enseignement ne suffisent plus à expliquer pourquoi le Sénégal a en dix ans (de 2010 à 2020) accueilli six fois plus d’étudiants africains. Il existe deux autres raisons qui montrent que ce pays est devenu une sorte de « refuge » pour eux comme le dépeint Ibrahim Bacca Keïta. D’abord, « cette progression coïncide avec des crises successives qui ont bouleversé le continent comme en République démocratique du Congo (RDC), en Côte d’Ivoire et, plus récemment, au Mali. Quand il y a des tensions dans un pays, nous voyons arriver des étudiants qui en sont originaires », souligne Olivier Sagna. « Les conflits, les coups d’Etat et l’insécurité liée au terrorisme ont poussé les parents à envoyer leurs enfants au Sénégal. Politiquement, économiquement, socialement, c’est le pays le plus stable de la sous-région », affirme Ibrahim Bacca Keïta.

Coût de la vie

Enfin, outre cet aspect géopolitique, un autre motif explique l’augmentation de la présence d’étudiants africains au Sénégal : l’immense difficulté de venir en… France. En cause : la hausse des frais des droits d’inscription dans les universités hexagonales pour ces étrangers et les visas qui se raréfient malgré les candidatures qui explosent sur Campus France. « En réalité, le Sénégal n’est pas toujours notre premier choix pour nos études. On se rabat sur ce pays car il est quasi impossible de se rendre dans un établissement français », reconnaît Adama Sangaré.

Assis sur la terrasse du Centre africain d’études supérieures en gestion (CESAG), une école réputée située à deux pas de la Grande Mosquée de Dakar, cet Ivoirien de 26 ans s’était vu passer des concours en France. Il a préféré y renoncer : trop compliqué. Il n’a aucun regret d’être venu à Dakar en 2017, et s’est dévoué, depuis, à ses cours. Il espère faire, pourquoi pas, son doctorat en France.

 

Depuis qu’Adama Sangaré habite en colocation à Dakar, il est surpris par le coût de la vie : les loyers qui ne cessent d’augmenter près des écoles comme dans la Medina (pour un appartement avec trois chambres, il faut compter en moyenne 200 000 francs CFA, 300 euros), les transports, la nourriture ou encore les dépenses liées à la santé… Il lui arrive de gagner un peu de sous en trouvant des stages rémunérés (150 000 francs CFA). « Beaucoup souffrent en silence, dit-il. Ce sont les parents qui paient, nous avons toujours besoin d’eux », dit-il.

« Les études au Sénégal sont plutôt réservées à une classe moyenne », admet Olivier Sagna. Déjà, les billets d’avion pour s’y rendre peuvent s’avérer onéreux. Et que dire des frais de scolarité ? Dans le privé, ils peuvent dépasser les 2 millions de francs CFA (3 000 euros) ; à l’université, le prix commence donc à 25 000 francs CFA, le tarif de base. « Mais le coût de la vie, c’est toujours trois fois moins cher qu’en France », tempère Ibrahim Bacca Keita, qui vit à Dakar depuis 2017, diplômé en audit et contrôle de gestion à l’institut africain de management (IAM).

« Beaucoup de sacrifices »

Pour le moment, cet immense jeune homme, tiré à quatre épingles, se sent bien au Sénégal : il n’est pas encore question de retourner à Bamako. Il a trouvé un travail, près de la place de l’Indépendance, dans une société de transfert d’argent.

Après tant d’années à étudier à Dakar, il est parfois difficile de quitter ce « nouveau » pays auquel les étudiants sont très attachés. Assis sur la terrasse du Club Corse, un bar bien connu du centre-ville avec vue époustouflante sur l’Océan, Abdou, un jeune trentenaire originaire de Fès, commande un jus de bissap avec Hicham et Abdelrhani, deux compatriotes et camarades de promotion. « On a vu le pays changer, précise Abdelrhani qui s’est spécialisé en cardiologie. En 2009, il n’y avait pas les autoroutes, le nouvel aéroport, sans parler des coupures de courant. Je me souviens quand je suis arrivé à Dakar, cinq camarades sont repartis au Maroc le même jour, ils n’ont pas supporté », raconte-t-il dans un éclat de rire.

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Source : Le Monde  (Le 13 juin 2022)

 

 

 

 

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